Édition : pourquoi se plaindre ?
Pourquoi les éditeurs de livres sont-ils pessimistes ? En 2007, il s’est publié plus de 60 000 nouveaux titres en français, 25% de plus qu’en 2003 par exemple. Chaque année, c’est un nouveau record. La progression s’emballe et ça se voit. Jamais les librairies n’ont autant donné l’impression d’une riche et abondante diversité du livre sur leurs présentoirs et dans leurs rayons. Les couvertures accrochent le regard, les beaux livres mettent de la couleur partout, et il y en a pour tous les goûts : livres politiques, pratiques, pour la jeunesse, nouveaux romans, essais, classiques, guides… et tout cela en grand, en poche, en audio, et bientôt sur Cybook et Kindle… Personnellement, j’hésite à entrer en librairie car je n’ai pas les moyens de tout acheter et j’ai des dizaines de manuscrits à travailler avant de dévorer ceux édités ailleurs.
Alors où est le problème et pourquoi l’Office fédéral de la culture est-il en train de réfléchir à la mise en place de soutiens structurels aux métiers du livre ? Pour en faire encore davantage, alors qu’en Suisse romande le nombre de nouveautés augmente également chaque année (+ 2% en 2007 par rapport à 2006) ? Les éditeurs suisses auraient-ils atteint une santé suffisante pour pouvoir crier assez fort leurs revendications ?
Le problème est ailleurs. Il est sérieux. Si la production augmente, la durée de vie d’un livre diminue. Dramatiquement. Parce que les libraires doivent trouver des solutions face à l’invasion de nouveautés alors qu’ils ne peuvent bien évidemment pas faire varier la taille de leurs boutiques en conséquence. Pire, en Suisse romande 25% des libraires ont du fermer leurs portes depuis 8 ans, dans un processus exactement inverse à la progression éditoriale. Et les ventes en ligne ne sont pour l’instant pas en cause (4% du marché en 2007). Pour réussir à rester dans l’actualité, un libraire se voit donc contraint de diminuer le temps d’exposition d’un nouveau titre. Si ce dernier échoue à se vendre tout de suite, il disparaît aussitôt, en disproportion totale avec le temps qu’il aura fallu pour l’éditer.
L’établissement d’un prix réglementé pour le livre freine la disparition des petites et moyennes librairies
Le marché va trop vite pour un produit trop lourd. Si l’éditeur veut suivre le rythme sans augmenter le nombre de ses employés, il va devoir accélérer la quantité de ses nouvelles parutions sans pouvoir leur consacrer le temps nécessaire à garantir leur qualité. Ses produits seront plus nombreux mais moins bons, et son temps sera toujours davantage absorbé par des exercices de planification qui rogneront également sur le travail promotionnel indispensable au lancement d’un livre. Cet engrenage est pervers et c’est là-contre qu’il convient de prendre des mesures.
Celles-ci doivent agir pour garantir aux métiers du livre une marge d’indépendance par rapport au temps commercial. D’abord, en protégeant les libraires d’un marché qui capte une clientèle avec les arguments économiques du rabais sur le prix du livre. La sanction commerciale des grandes chaînes de librairie sur une nouveauté est bien plus rapide que dans de plus petits magasins. En prohibant la possibilité de pratiquer des discounts, on freine l’hémorragie du lectorat hors des petites librairies et on permet à ces dernières de poursuivre un travail personnalisé avec des lecteurs qui ne recherchent pas forcément le dernier livre à la mode. L’établissement d’un prix réglementé pour le livre freine la disparition des petites et moyennes librairies, finalement mieux adaptées à un produit qui doit pouvoir bénéficier d’un temps de vente à l’échelle des efforts entrepris pour l’éditer.
Fatalement, la vitesse imprimée à la phase de vente des livres rejaillit sur la nature même des contenus. On connaît aujourd’hui la veine des publications prescrites par l’actualité télévisuelle et politique, qui disparaissent aussi vite qu’ils se sont bien vendus. Ces produits ont bien évidemment leur place dans le marché, mais le rythme qu’ils impriment au processus commercial doit être régulé. C’est là le sens de subventionner des éditeurs, de leur offrir le temps suffisant pour mettre ensemble tous les acteurs d’un projet littéraire dans un processus de maturation digne de ce nom. Il ne s’agit pas pour autant de prôner une espèce de protectionnisme économique déjouant les règles de l’offre et de la demande. Mais aujourd’hui, la demande se voit fortement calibrée par les grands médias dans lesquels bien peu d’auteurs locaux parviennent à faire parler d’eux, s’ils n’ont pas la possibilité de cultiver une aura médiatique dans un autre contexte. Il s’agit plutôt de rééquilibrer une politique culturelle du livre en direction de l’offre qui, dans le domaine littéraire, naît dans un mouvement qui excède les attentes du public et la logique d’un temps strictement commercial.
Le débat qui traverse le livre suisse aujourd’hui connaît les mêmes lignes de forces que le cinéma. L’Office fédéral de la culture planche entre autres sur un système inspiré du soutien octroyé aux films suisses qui réussissent dans les salles. Pourquoi pas une telle prime au succès d’un livre suisse, mais pour autant qu’il échappe au seul critère de la vitesse à laquelle il se vend. En amont, une politique de soutien au livre et aux conditions de son émergence est capitale. Un soutien à la qualité de l’offre et pas seulement à la demande satisfaite.