Steeve Iunker : « Faire émerger l’émotion »

Numéro 37 – Mars 2013

Né en 1969, Steeve Iuncker vit et travaille à Genève. Formé à l’École de photographie de Vevey, il collabore très vite avec les principaux quotidiens genevois. Dès 2000, il est distribué par l’Agence Vu à Paris et, en 2005, l’École de photographie de Vevey fait appel à lui en tant que photographe invité pour l’animation de conférences et séminaires. Il partage son temps entre la photo de presse et des recherches personnelles ; il publie ses photos dans plusieurs ouvrages dont Amour et Désir en 1999, La légende de Cannes en 2004, Levées de corps en 2008 et multiplie ses expositions. Il obtient de nombreux prix dont celui du Berner Zeitung 1996, les prix Swiss Press Photo 2006, 2007 et 2012, et le prix Nicolas Bouvier 2012.

La rencontre a lieu au mamco, le Musée d’art moderne et contemporain de Genève. Steeve Iunker y expose une série de photographies, grand format en couleur[1], proposées en diptyques sous l’appellation L’instant de ma mort. Telles qu’elles apparaissent sur les parois blanches du musée, dans leurs cadres d’acier cirés, elles ne semblent pas des photographies mais plutôt des peintures. Certaines ont l’air de sortir de l’atelier de Gustave Courbet. Elles ont demandé à leur auteur une longue présence auprès des « sujets » représentés. Il s’agit d’un travail méthodique et assidu que Iuncker a accompli en photographiant pendant une année les levées de corps de la police genevoise. Dans chaque diptyque, il propose, d’une part, le corps de la personne décédée dans cette position si souvent incongrue dans laquelle la mort surprend ou prend les vivants, et d’autre part, dans une seconde photographie, le même point de vue, mais cette fois-ci sans le cadavre. Le spectateur revoit le même lieu où l’absence garde encore subrepticement une présence indicible, où il ne sait plus s’il est dans l’avant ou dans l’après, ou peut-être même, pour quelques brefs instants, dans un « au-delà » de la vie, dans un no man’s land où sa présence vivante actuelle n’est qu’une parenthèse en attendant qu’il entre à son tour un jour dans ce moment de l’après ou de l’au-delà de la vie. Nous ne sommes plus devant un fait divers quelconque mais devant une réalité qui s’est passé dans notre ville, là tout près de chez nous, et dont nous serons nous aussi, un de ces jours, l’acteur principal.

Dans Levées de corps, aucune situation n’a été mise en scène. Rien n’a été touché. Tout a été laissé tel quel. Le photographe a seulement choisi un point de vue, son point de vue d’où prendre le cliché et a placé la juste lumière pour donner corps à cet instantané qu’il ne prendra qu’une fois. Ici, La position de l’artiste est de plonger le spectateur dans une situation où il ne pourra que se poser des questions, mais sans provocation ni voyeurisme.

« Il faut arriver à rétrocéder sur la photo l’harmonie perçue avec celle de l’image reçue : l’odeur de la poudre du canon ou celle de la transpiration de Marilyn Monroe. »

Ce n’est pas la première fois que Iuncker affronte le thème de la mort. Pendant deux ans, semaine après semaine, il a photographié Xavier, un sidéen, qui à son tour le photographiait également. 95 rencontres d’un rapport où chacun des deux devenait le sujet de l’autre, l’objet du regard de l’autre, le miroir de l’autre. Et cela jusqu’au jour de la mort de Xavier dans ce long parcours d’une maladie qui ne lui a pas pardonné et qui a accéléré sa rencontre avec la fin inéluctable.

Avant de côtoyer si intimement la mort à l’œuvre, Iuncker n’avait réellement vu que deux cadavres.

À 16 ans, il est témoin d’un accident de voiture. Un corps carbonisé que des pompiers désincarcèrent et mettent dans un sac. À l’époque, il n’a pas eu de choc émotionnel, mais rien qu’un choc visuel. Alors qu’il commence à pratiquer la photographie, il accompagne sa mère à l’occasion de l’assassinat d’un membre de sa famille. Là, il fait une photo. Il a 19 ans.

Il n’a pas vu d’autres dépouilles. Mais sous la forme de la réalité d’une présence absente il a déjà côtoyé la mort. Sa grand-mère décède et il n’est pas présent. Une mort qu’on a voulu lui épargner. Une mort vécue dans l’absence lointaine. Puis c’est le tour d’un ami. Un bête accident de la route. Quand il arrive sur les lieux, il ne reste plus rien. Tout a été remis en place. Il y a juste l’arbre fatal. Alors, il photographie l’arbre. Cette fois-ci la mort présente-absente le « pince ». De son ami, il ne verra que le cercueil fermé. D’où le désir profond de se rapprocher de cet instant clé de l’existence qu’est la mort, et de gens qui, au même âge que lui, rencontrent la mort. C’est ce qui va motiver son travail avec Xavier en créant un rapport de profonde égalité et d’honnêteté commune. Un chemin pour « éveiller et questionner ». Et pour aller jusqu’au bout de ces questionnements, il va passer une année entière avec les travailleurs de la mort de sa propre ville : des médecins légistes, des gendarmes, des employés des pompes funèbres.

« L’art a pour but d’éveiller et de questionner. C’est dans cet esprit que j’accomplis mes différents travaux. »

« La mort est omniprésente, à la TV comme dans la vie quotidienne. Mais la mort proche, celle qui est à notre porte, est plus difficile à vivre que la mort lointaine. Elle n’a rien d’exotique. On ne peut vivre bien et complètement que dans la mesure où l’on prend conscience qu’il y a une fin à la vie et que c’est la mort. »

« Je vais jusqu’au bout de mes questionnements. Je ne travaille pas pour la galerie. Peu de gens y croient. Ils pensent que je fais cela pour la gloire ! »

Steeve Iunker tombe très jeune dans la photo. Il aborde l’univers de la prise de vue de façon autodidacte et cette approche empirique et technique plaît à cet adolescent timide. Il a l’impression d’exister grâce à la reconnaissance qu’on donne à ses clichés.

De 16 à 19 ans, il suit un apprentissage chez un portraitiste genevois où il fait plus de photos passeport que de portraits. Quand il en sort, il a l’impression d’avoir vraiment quelque chose en mains, d’avoir terminé un parcours. Plus que l’envie de raconter, il a envie d’exister. Désormais, toute sa quête est de rendre ce qu’il voit, de capturer l’énergie de l’instant et la lumière qui vont permettre de redonner ce qu’il a vu.

« Souvent, quand on a vu, c’est déjà passé et sur la photo on ne ressent plus ce qu’on a vu. Mon travail est de faire émerger l’émotion ressentie et de donner à voir ce que j’ai vu. Dans une situation ordinaire, comment capturer un instant qui n’est pas qu’une image photographique ? Il faut capturer l’instant de l’émotion et y ajouter le point de vue. Il faut arriver à rétrocéder sur la photo l’harmonie perçue avec celle de l’image reçue : l’odeur de la poudre du canon ou celle de la transpiration de Marilyn Monroe. Il faut saisir l’instant (et la chance doit être aussi au rendez-vous) depuis un point de vue pour rendre présente toute l’émotion vécue. Le photographe n’est pas un chasseur-tueur. Il capte. Il dompte. Il ne vole rien. Il ne modifie rien. Il capte, il capture l’énergie. »

« Une grande surface permet de mieux redonner cette capture d’énergie nécessaire à l’image. Le cliché photographique simple ne donne pas cette harmonie et cette force. »

Un jour, le propriétaire de l’agence Interpresse à Genève, qui apprécie son travail de photographe de presse, lui propose de reprendre l’agence. Il se retrouve ainsi à la tête de 40 ans d’archives, d’un agrandisseur et d’une secrétaire. C’était en réalité une boîte vide dont la fonction était avant tout de vendre des clichés à la presse. Iunker se lance de plus en plus dans le reportage. Il aime travailler dans un format carré, avec un fort contraste et le grand angulaire. C’est quelque chose de complètement nouveau. « Cette approche inaccoutumée a été reprise par plusieurs reporters. Mais, par ce procédé, les personnes photographiées ne se sentent pas favorisées esthétiquement dans l’image stéréotypée qu’elles ont d’elles-mêmes. Alors j’ai été interdit de grand angle au Nouveau Quotidien. Et j’ai commencé à travaillé au 50 mm.

Il a 23 ans. Un peu frustré par une activité le portant vers une photographie de presse très répétitive, il décide de se dédier à une démarche personnelle en parallèle à son travail dans les journaux.

« Je vais jusqu’au bout de mes questionnements. Pas pour la galerie. Peu de gens y croient. Ils pensent que je fais cela pour le pouvoir ! »

Pendant cette période à Genève, il réalise un travail avec des prostituées, Betty, et un autre avec des SDF, Alianov, parole de russe. Dans un film de 26 minutes en 16 mm et noir et blanc, tourné en 3 minutes par jour sur 11 jours, il donne la parole à un clochard de 45 ans auquel il pose 11 questions, de celles que l’on pose en général aux intellectuels reconnus, aux Jeanne Hersch, Regis Debray ou Alexandre Jolien : la liberté, la guerre, le respect, le sida, la justice, l’amour, la drogue, le racisme, la violence, Dieu, la mort ? Des questions banales mais combien essentielles et toujours d’actualité pour le journaliste photographe qu’est Steeve Iunker.

« J’ai toujours voulu voyager et faire de grands reportages. Mais si aujourd’hui je ne voyage pas plus qu’autrefois, c’est que je me suis rendu compte, ayant toujours voulu parler de sujets compliqués, que je peux très bien me mettre en situation de grand reportage à travers ce qui se passe à ma porte, chez moi : la mort, les prostitués, la maladie, la souffrance, la pauvreté. Et éviter tout exotisme. »

Aujourd’hui, Steeve Iuncker respecte le travail de presse auquel il donne 50 % de son temps. Tout en ne cessant de poser et de se poser des questions sur la société.

« À quoi sert mon travail de presse dans ce monde de sur-information ? Au début, j’ai essayé de créer un nouveau style. Mais maintenant, je constate qu’on utilise davantage le fait divers que l’information, et cela est aussi vrai pour la photo. J’essaie d’être journaliste à part entière par la photo. Par l’image, je cherche à donner de l’information même si cela peut gêner. Cependant, c’est davantage à travers les livres et les expositions que j’arrive à m’exprimer, que je peux donner des points de vue, faire un état des lieux, livrer des informations. »


[#1] « Une grande surface permet de mieux redonner cette capture d’énergie nécessaire à l’image. Le cliché photographique simple ne donne pas cette harmonie et cette force ; il lui manque une dimension de vie. »