Peinture et photographie : de l’unicité à l’ubiquité

Numéro 37 – Mars 2013

Le principe de la Camera obscura est déjà présent dans les carnets de Leonard de Vinci. Mais ce n’est qu’au début des années 1820 que Daguerre et Niépce ont réalisé, par des procédés différents, les premières images photographiques, et c’est de 1835 – 1840 que datent les premières véritables photographies. Elles amènent avec elles une profonde modification à plusieurs niveaux.

De la lenteur à l’instantané

On peut se demander si Daguerre, qui était aussi peintre, s’est rendu compte qu’avec son invention, nous entrions dans une époque où la vision que l’homme avait des choses allait être complètement transformée – dans un premier temps par la photographie, puis par la photographie et le cinéma, la caméra en mouvement jouant ici un rôle aussi important que la caméra fixe.

Certes, la lithographie avait fait son apparition quelques décennies auparavant, mais la photographie allait très vite la surpasser.

Le premier bouleversement du rapport entre l’auteur d’une image et son spectateur avait été l’introduction, au début de la Renaissance, de la perspective, qui était une caractéristique exclusive de l’art européen : le peintre centre son image sur l’œil du spectateur.

Jusqu’à la photographie, cependant, une chose était restée constante depuis la plus haute antiquité : pour obtenir une image, il fallait du temps, une habileté particulière à saisir les nuances d’un paysage, l’expression d’un visage, par exemple ; il fallait la capacité de rendre ces nuances ou cette expression par un long travail à la fois avec les couleurs et avec l’œil intérieur du peintre, qui avait assimilé toutes les nuances de son sujet et en avait fait une synthèse qui représentait, pourrait-on dire, du temps cristallisé. Mille images en une.

Autre grande révolution amenée par la photographie : elle permet l’ubiquité des œuvres.

Le tableau ainsi obtenu était unique : on le retrouvait, peut-être, dans un musée ou dans une galerie. Mais, pour le voir, il fallait se déplacer.

Avec l’apparition de la photographie, les choses ont changé. Même s’il fallait encore, au début, beaucoup de temps pour une prise de vue, ce qui était fixé sur la plaque, plus tard sur la pellicule, n’était pas la synthèse de plusieurs images mentales, mais une représentation unique datable à la minute près. L’œil du photographe, sa vision, restent importants, mais la représentation artistique n’est pas (pas encore) sa préoccupation première. Il veut fixer l’instant.

Avec l’apparition de supports toujours plus performants, on assiste à la lente accélération du processus, et c’est bientôt non pas à la seconde près, mais au dixième, puis au centième de seconde près que l’image rend au spectateur une situation. Le mot photographie apparaît vers 1834. En 1859, la photographie instantanée est considérée correspondre à 1/10e de seconde. Dans le Larousse de 1874, instantané est devenu un substantif, et correspond à une image au 1/100e de seconde. Et pour le Grand Robert actuel l’instantané correspond à un « temps de pose entre 1 seconde (instantané lent) et 1/500e de seconde ».

Le glissement des contenus

La photographie va changer la peinture de plusieurs manières.

En se substituant partiellement à lui, le photographe amène le peintre à se libérer de la préoccupation de fidélité. La peinture évolue ainsi de la représentation d’une réalité, prise dans le monde extérieur ou dans l’imagination du peintre en conformité avec la réalité visible, à l’expression d’une vision qui ne s’inspire pas toujours de ce que l’œil voit de façon « objective ». L’artiste ne craint plus de transformer la réalité subjectivement. On voit ainsi apparaître des courants tels l’impressionnisme, le cubisme ou la peinture abstraite. L’évolution est lente, elle prend plus d’un siècle, mais elle est inéluctable.

Avec la facilité de la reproduction est très vite venue la question de la valeur, tant de la reproduction que de l’original.

Le portrait peint était souvent la seule image qu’on avait d’un être aimé, d’un grand personnage, une image pour laquelle le sujet avait longuement posé ; la photographie ne le fait pas disparaître, mais en change la nature. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, le portrait peint tend davantage à donner une vision du sujet tel que l’interprète le peintre qu’à rendre fidèlement les traits de son modèle. Il va au-delà d’une description photographique.

D’ailleurs, le portrait se raréfie, au profit de sujets plus vastes. Le Déjeuner sur l’herbe de Monet représente un excellent exemple de ce que devient la peinture lorsqu’elle n’a plus besoin de « photographier » son sujet. Monet capte un instant, mais il est composé de souvenirs, de croquis faits sur le vif, et n’a rien d’« objectif ». Les portraits qu’il contient sont partie d’un tout. C’est encore une fois, non un instantané, mais du temps cristallisé, sur un mode d’expression différent, plus libre de ce qu’il aurait été avant l’apparition de la photographie.

De l’unique au multiple

Autre grande révolution amenée par la photographie : elle permet l’ubiquité des œuvres. Jusqu’à ce que la photographie et toutes les techniques qui lui sont annexes fassent leur apparition, une toile était unique : on pouvait certes la copier, mais il fallait pour cela un peintre aussi habile que celui qu’il copiait. La photographie permet le tirage d’épreuves multiples de ce qu’elle fixe sur la pellicule, et qui plus est, elle peut fixer sur la pellicule des œuvres peintes, sculptées, gravées par d’autres. On peut désormais voir une œuvre loin du lieu où elle réside. On peut même la voir simultanément en cent lieux différents. En parallèle, la radio, et bientôt l’enregistrement, feront de même pour la musique. Le cinéma, partiellement né de ces techniques, accentuera encore le processus. Les effets de ces nouvelles techniques sur la création mettent un certain temps à être mesurés. C’est en 1928 que Paul Valéry écrira :

« Ni la matière, ni l’espace, ni le temps ne sont depuis vingt ans ce qu’ils étaient depuis toujours. Il faut s’attendre que de si grandes nouveautés transforment toute la technique des arts, agissent par là sur l’invention elle-même, aillent peut-être jusqu’à modifier merveilleusement la notion même de l’art. Sans doute ce ne seront d’abord que la reproduction et la transmission des œuvres qui se verront affectées. On saura transporter ou reconstituer en tout lieu le système de sensations, ou plus exactement, le système d’excitations, que dispense en un lieu quelconque un objet ou un événement quelconque. Les œuvres acquerront une sorte d’ubiquité. Leur présence immédiate ou leur restitution à toute époque obéiront à notre appel. Elles ne seront plus seulement dans elles-mêmes, mais toutes où quelqu’un sera, et quelque appareil. Elles ne seront plus que des sortes de sources ou des origines, et leurs bienfaits se trouveront ou se retrouveront entiers où l’on voudra. »[1]

Avec l’apparition de supports toujours plus performants, on assiste à la lente accélération du processus, et c’est bientôt au centième de seconde près que l’image rend au spectateur une situation.

Quelques années plus tard, Walter Benjamin analysera en des termes proches les effets de la photographie (et du cinéma) sur la vision humaine en général, et sur le travail des peintres en particulier, dans un essai resté célèbre : L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée (1936).[2]

La peinture face à la photographie

Dans le discours sur les rapports entre photographie et peinture il y a souvent la tentation d’une mise en opposition : peinture ou photo ? Les débats ont été vifs, mais en fait elles se sont nourries l’une l’autre ; si pendant longtemps certains peintres ont tout bonnement ignoré la photographie, nombreux sont ceux qui se sont emparés d’elle, à commencer par Daguerre, qui était peintre. Les deux professions ont, dès le début, communiqué.

Le photographe Gustave Le Gray s’est inspiré de la peinture dans ses techniques de développement, les prises de vue des rues de Paris du photographe Adget sont de véritables tableaux réalistes, et ainsi de suite.

Jusqu’à la photographie, une chose était restée constante depuis la plus haute antiquité : pour obtenir une image, il fallait du temps.

Nombreux furent les peintres qui ont été inspirés ou influencés par la photographie. Quelques exemples : à la fin de sa vie, Utrillo peignait des paysages en partant de cartes postales photographiques ; si les photos que Degas a prises de danseuses rappellent fortement ses tableaux, ce n’est pas un hasard : Degas s’est beaucoup inspiré de ses prises de vues photographiques pour cadrer sa peinture. Certains portraitistes photographiaient eux-mêmes leurs sujets et utilisaient la photo en lieu et place d’un modèle vivant pour peindre un portrait qui n’avait plus du temps cristallisé dont nous parlons plus haut que l’aspect extérieur.

On peut donc dire que la photographie a changé la peinture non seulement en se substituant à elle, mais aussi en la transformant de l’intérieur. Aujourd’hui, on ne les oppose plus. Elles sont complémentaires, et toutes deux sont un art.

Le jeu de l’économie

Mentionnons enfin que la transformation amenée par la photographie aux arts visuels est aussi de nature économique. On a souvent tendance à l’oublier. Avec la facilité de la reproduction est très vite venue la question de la valeur, tant de la reproduction que de l’original : quelle est la valeur marchande d’une œuvre autrefois unique à laquelle on a pu conférer l’ubiquité de la reproduction ad infinitum, en dehors de tout contexte ?

Certains portraitistes photographiaient eux-mêmes leurs sujets et utilisaient la photo en lieu et place d’un modèle vivant.

Certes, les tableaux se sont toujours vendus. Mais à partir du moment où on pouvait en multiplier (plus ou moins parfaitement) le contenu, l’original a acquis ce que Walter Benjamin nomme une aura, qui elle aussi a son prix, un prix qui, depuis bientôt deux siècles, n’a cessé de se multiplier. Aujourd’hui, les tableaux originaux d’artistes reconnus sont des valeurs refuges : un Rembrandt, vendu à l’origine pour une somme destinée à faire bouillir la marmite de la famille Rembrandt pendant quelques semaines ou quelques mois, se vend aujourd’hui pour des dizaines de millions. La photographie elle-même est soumise au processus : un négatif de Man Ray, ou un tirage signé par lui qui n’existe qu’en quelques exemplaires, peuvent être vendus, eux aussi, pour des prix faramineux.

Qu’elle soit saisie par l’objectif, qu’elle soit peinte ou sculptée, à l’époque de sa reproductibilité, l’image est désormais reine.

Ainsi, avec l’évolution des techniques, l’avènement de la culture de masse (à laquelle la photographie et le film sont étroitement liés), les toiles uniques, autrefois apanage exclusif des peintres et de leurs riches clients, se sont multipliées et se sont doublées d’un foisonnement, inimaginable il y a deux siècles, d’images de toutes sortes. Au lieu de déprécier l’œuvre originale, la multiplication des reproductions en sacralise l’unicité et en augmente la valeur marchande.

Cela est aussi vrai, dans certaines circonstances, s’il ne s’agit pas d’une œuvre d’art au sens propre, mais, par exemple, d’un cliché exclusif pris à la volée par un paparazzo : il peut être flou, mal cadré, mais sa valeur réside dans le fait qu’il est unique. Après quoi la reproduction le multipliera à l’infini, et les copies ainsi obtenues se vendront à bas prix (mais un million de fois un petit prix, cela donne tout de même des millions).

L’image omniprésente

Paul Valéry, qui écrivait en 1928, longtemps avant l’avènement de la télévision, avait su prévoir l’avenir : « Comme l’eau, comme le gaz, comme le courant électrique viennent de loin dans nos demeures répondre à nos besoins moyennant un effort quasi nul, ainsi serons-nous alimentés d’images visuelles ou auditives, naissant et s’évanouissant au moindre geste, presque à un signe. »[3]

En se substituant partiellement à lui, le photographe amène le peintre à se libérer de la préoccupation de fidélité.

Aujourd’hui, nous y sommes : le cinéma, art nouveau, en partie surgi des techniques photographiques, conjugue et dépasse l’ensemble des arts visuels, et sa sœur la télévision amène jusque sur les écrans de nos ordinateurs et de nos téléphones portables des images, vues simultanément par des millions d’yeux, dont l’écho lointain remonte à bientôt deux siècles, et permet d’informer, d’éduquer des foules de spectateurs qui, autrefois, n’y auraient eu aucun accès.

Qu’elle soit saisie par l’objectif, qu’elle soit peinte ou sculptée, à l’époque de sa reproductibilité, l’image est désormais reine. Elle est partout.


[#1] Paul Valéry, La Conquête de l’ubiquité, 1928, in Pièces sur l’art, facile à trouver sur Internet.
[#2] La version française de 1936 est issue d’une collaboration entre Benjamin lui-même et le traducteur Pierre Klossowski. Néanmoins elle a subi d’importantes retouches (dont la suppression de l’avant-propos). Le texte allemand fait foi, ou éventuellement le texte anglais qui en est une traduction fidèle (tous deux sur plusieurs sites Internet).
[#3] Paul Valéry, ibid.