En carrousel dans la brise

Numéro 53 – Mars 2017

Ils se ressemblent. Ils ont surgi de la même Histoire millénaire formidablement installée dans son ancienneté. Elle les convainc d’un mécanisme implacable qui les propulse dans l’espace chronologique à perpétuité, et qui les condamne à la même expérience existentielle.

Ils n’en tirent pas le sentiment d’être les agents du monde, ni les auteurs d’un destin personnel original. Le seul geste qui leur procure le sentiment d’un mouvement, c’est celui de leur fuite en avant conjointe à leur destruction de la planète naturelle de manière à s’en imaginer les propriétaires, et à terrasser leurs congénères pour s’en imaginer les supérieurs.

Ces comportements, qui sont insoumis aux principes de l’équilibre organique, les ont rendus grégaires. Ils s’entassent aujourd’hui dans des mégalopoles où s’accroît leur impression d’être incarcérés dans un destin brutal et sans beauté qu’ils qualifient, pour éviter de s’interroger sur eux-mêmes, de fatalité pure et simple.

Ainsi s’efforcent-ils de sublimer leur condition, qui est celle de prisonniers inconscients de l’être. Ils veulent oublier quelques instants les brutalités du monde qui les environne. Ils ont élaboré trois stratégies dans ce sens. Certains s’imprègnent de ce qu’on nomme la culture, d’autres spéculent sur les lois inconnaissables du hasard, et les derniers révèrent des instances divines imaginaires.

Ceux qui s’imprègnent de culture prennent leur appui sur les œuvres d’art mises à leur disposition pour s’élancer plus librement dans les espaces de la beauté consacrée par les codes de l’esthétique, et savourer une mémoire collective qui ne soit pas souillée par les souvenirs de la guerre ou de la peste.

Ceux qui spéculent sur les lois du hasard vont de kiosque en kiosque en ville pour y débusquer le bulletin gagnant qui leur permettra d’écarter le rideau des chiffres et des nombres qui leur dérobe, depuis si longtemps, les paradis du bonheur et de la liberté.

Et ceux qui révèrent des instances divines s’étirent sous l’inspiration de celles-ci vers l’étage supérieur qui sublime les contingences matérielles et les duretés de l’ici-bas, de quoi faire flotter leur âme dans les apesanteurs de la fraternité parfaite, de la félicité durable et du temps sans accident.

Seul leur axe de fuite les différencie.
Pour le reste, ils sont solidaires. Embarqués dans une tentative analogue.
Et c’est cela qui compte.

Il n’est pas certain que ces trois catégories d’humains se connaissent et partagent leurs expériences. Par exemple, il n’est pas certain que tous les familiers des arts et de la culture aillent régulièrement de kiosque en kiosque urbain pour y spéculer sur les lois du hasard.

Il n’est pas non plus certain que les joueurs urbains, ceux qui vont de kiosque en kiosque pour y spéculer sur les fruits du hasard, se précipitent simultanément dans les musées pour y saluer la peinture de Picasso.

Il n’est pas certain, enfin, que les croyants qui révèrent les instances divines ne décèlent pas quelquefois, dans l’œuvre de ce Pablo Picasso, des motifs d’estimer cette dernière obscène et de vouloir le censurer.

Oui, tous ces gens-là sont différents, mais ce qui les distingue est superficiel. Considérés avec la distance des essayistes ou des sociologues, ils apparaissent tous en complices d’évasion existentielle. Ils cherchent tous à se consoler du réel quotidien.

On pourrait simplement parler d’une division des tâches entre eux. Si les croyants s’éloignent du réel par les moyens de l’élévation sacrée, les joueurs le font par les moyens de la fuite horizontale en direction de la chance, et les cultivés par ceux de l’extase admirative et sensible.

Seul leur axe de fuite les différencie. Pour le reste, je veux dire fondamentalement, ils sont solidaires. Embarqués dans une tentative analogue. Et c’est cela qui compte, car nul n’a de quoi juger l’autre.

Quand j’aperçois une dame en train de choisir son bulletin de pari mutuel à l’éventaire d’un kiosquier, il me vient les images d’un expert en manuscrits précieux allumé par la proximité d’une découverte rare. Et quand j’aperçois un dévot qui se malmène les genoux sur une traverse de banc à l’église pour mieux y saluer son Père éternel, il me vient les images d’un citoyen transporté par l’inscription d’un trésor architectural au patrimoine mondial de l’UNESCO.

Tel est le carrousel. On se débrouille comme on peut. À partir de là, savoir si les clients de la Loterie Romande tirent un bénéfice culturel personnel des bénéfices financiers que cette Loterie Romande affecte à la culture, est une question légère comme une feuille d’arbre dans la brise au printemps : elle va, elle vient, c’est elle, c’est tout.