De l’Église à l’État, applaudir et contester

Numéro 47 – Septembre 2015

La séparation de l’Église et de l’État dans notre pays ? Il y a du flou dans les cervelles. Le besoin de croire accablant notre espèce connaît en effet d’innombrables oscillations sous nos latitudes, au point de marquer jusqu’aux domaines de la culture et de la consommation.

La Constitution fédérale précise que les cantons sont souverains dans le domaine ecclésiastique. Elle leur impose seulement d’assurer la liberté de croyance, de culte et de conscience « dans les limites compatibles avec l’ordre public et les bonnes mœurs ». Elle ajoute que les préceptes religieux n’ont pas d’effet dans le cadre de l’État, et sont distincts du champ civique.

À partir de là les positions diffèrent en fonction des régions. À Genève comme à Neuchâtel, l’État ne reconnaît pas les confessions de manière officielle et ne finance pas les cultes. Ailleurs, les Églises catholique et réformée relèvent du droit public, d’où résultent des devoirs et des avantages pour les curés ou les pasteurs, qui sont rétribués voire logés par la collectivité.

Il arrive que ce paysage bouge au fil du temps. Des projets constitutionnels ou législatifs sont fréquemment lancés pour qu’advienne une séparation complète de l’Église et de l’État. La dernière initiative populaire fédérale ad hoc prévoyait de supprimer tout rapport entre ces deux instances, et d’interdire aux pouvoirs publics la perception du moindre impôt ecclésiastique. Or elle fut refusée par 78.9% des votants et tous les cantons. C’était le 2 mars 1980.

Quant à la récente initiative populaire valaisanne dite « pour un État laïque », lancée voici quatorze mois, elle vient d’être retirée, ses promoteurs n’ayant réuni que le tiers des signatures nécessaires dans le délai requis.

Ainsi vont les choses en Suisse. La référence religieuse y persiste dans l’esprit commun quel qu’en soit le caractère explicite ou non. Elle y rayonne sur le mode phréatique, imprégnant les esprits d’autant plus durablement qu’elle n’est jamais concurrencée par un principe de laïcité fermement affirmé dans l’espace politique, comme en France.

Le hasard et le suffrage universel me firent un jour membre de l’Assemblée constituante du canton de Vaud, qui siégea de 1999 à 2002. J’y fus entre autres impliqué dans la rédaction de ce qu’on nomme un préambule constitutionnel – cette adresse inaugurale par laquelle le peuple inscrit sa loi fondamentale sous le signe d’une autorité supérieure apte à la légitimer en termes de morale et de sagesse. Un travail délicat. Fallait-il invoquer Dieu, ou souhaiter plus simplement qu’advienne une communauté vaudoise respectant la « création » ? Mais alors de quelle « création » s’agirait-il ? Écrite en minuscules, ce qui désignerait le monde surgi de lui-même au fond des âges, ou comportant une majuscule, ce qui suggérerait l’existence d’une puissance tutélaire immanente ?

La discussion fut un extraordinaire enchaînement de contradictions personnelles. Les mécréants les plus avérés de l’hémicycle furent les plus amusants du plénum, qui manifestèrent des loyautés inouïes envers l’insubmersible Tout-Puissant. Tant et si bien que la « Création » finit par l’emporter, aussitôt inscrite au fronton de la nouvelle Constitution du canton de Vaud – dont les églises, entre-temps, s’étaient quasiment vidées de leurs fidèles.

Ainsi notre besoin de croire concurrence-t-il en permanence notre besoin de penser, chez nous – comme il concurrence notre besoin de dire et de débattre. Nous sommes là face au syndrome national dominant qu’on peut résumer en ces termes : il faut à chaque Suisse beaucoup plus de foi que de raison pour continuer d’aimer un pays où chaque scrutin populaire lui rappelle la présence d’une opinion publique radicalement inverse à la sienne du seul fait qu’elle émane d’une autre région confédérée.

Il en résulte chez les Suisses une sorte de formatage incessant. Ils sont immergés dans le modèle d’une adoration diffuse plutôt que dans celui d’une critique explicite et structurée – ce qu’attesterait d’ailleurs le succès, dans leurs rangs, d’une UDC parvenant toujours à leur vanter sa médiocre idéalisation de la patrie.

Ainsi rejoignons-nous tous en Suisse notre époque calibrée tout exprès pour l’Homo festivus ainsi nommé par Philippe Muray, celui qui se réalise dans la fête et par elle, qui réclame de tous les arts qu’ils l’enchantent sans le déranger, qui voit des stars partout et qui se réjouit de les applaudir en extase, exactement comme il révère par ailleurs la marchandise pure et scintillante.