Naissance de la Cinémathèque suisse

Numéro 63 – Septembre 2019

Le 6 septembre sera inauguré le nouvel espace muséal du Centre de recherche et d’archivage de la Cinémathèque suisse à Penthaz près de Lausanne. Une occasion de revenir sur les circonstances incroyables et méconnues des tout premiers pas de cette institution… avant l’ère Buache.

Pourquoi la Cinémathèque suisse se trouve-t-elle à Lausanne ? L’histoire est peu connue. Tout a commencé à la Sihlpost à Zurich en 1941, où deux stagiaires romands se découvrent une passion commune pour le septième art. Le premier est un Neuchâtelois, Claude Emery (1922- 1993), l’autre un Vaudois, René Favre (1921- 2003). Tous deux sont militants de gauche inscrits au P.O.P., dévoreurs de Malraux et de Claudel, auditeurs à l’Université libre de Zurich. « Exilés » sur les rives de la Limmat, ils passent leurs après-midis au cinéma, au rythme de trois films par jour, car les postiers assignés au triage des lettres travaillent de nuit et les journées sont libres. De retour à Lausanne et de plus en plus assoiffés de pellicule, Emery et Favre subissent un premier choc lorsqu’ils font, en automne 1945, la connaissance d’Henri Langlois, le légendaire directeur de la Cinémathèque française, qui présente au Palais de Rumine une exposition intitulée « Images du cinéma français » : Méliès, René Clair, Le Chien andalou de Buñuel... Langlois les encourage vivement à fonder un ciné-club. Grâce à l’entremise indispensable des Archives Suisses du Film à Bâle, créées en novembre 1943 et unique institution du pays autorisée à importer des films anciens, Emery, Favre et leurs camarades co-fondateurs peuvent désormais montrer à Lausanne des grands classiques dont les copies proviennent de Paris, de Milan, de Turin, de Bruxelles.

Entre-temps, Favre a quitté la Poste pour devenir fonctionnaire à la Direction des Écoles ; c’est un homme discret, mais efficace et ses responsabilités particulières le mettent en relation étroite avec les municipaux. Quant à Emery, érudit, charmeur, enthousiaste, il est devenu président de la Fédération suisse des Guildes du Film et des Ciné-Clubs : le premier a l’oreille des autorités lausannoises, le second celle de tous les groupements cinéphiliques du pays. Survient le coup de tonnerre : en avril 1948, Bâle vire à droite et coupe les subsides des Archives du Film, car leurs fondateurs n’ont pas le profil politique souhaité et l’on fait (rien de nouveau) des économies sur le dos de la culture. D’ailleurs, le cinéma est-il de la culture ? Pour les ciné-clubs de toute la Suisse, cela signifie que le robinet à films est désormais fermé : plus de Renoir, plus de Vigo, plus d’Eisenstein - et les collections déjà respectables réunies à Bâle vont être disséminées.

Saisis d’une fébrile inconscience, Emery et Favre prennent une décision historique en frappant au bureau de Pierre Graber, le syndic socialiste auquel Lausanne doit son essor après-guerre. Il est impératif pour la culture cinématographique du pays que quelqu’un reprenne le flambeau de Bâle, expliquent-ils. Sensible à leurs arguments passionnés, le futur Président de la Confédération finit par arranger le transfert des collections bâloises sur les rives du Léman. Parallèlement, Emery et Favre réunissent des personnalités de la ville susceptibles de constituer un noyau fondateur. La Cinémathèque suisse est constituée le 3 novembre 1948 dans les salons de la Guilde du Livre. Henri Gonthier, un notaire aux bras longs, est nommé président : il est l’unique caution juridique auprès des autorités. Albert Mermoud, l’éditeur, est vice-président. Autres co-signataires : Jean-Pierre Vouga et Raymond Bech. Claude Emery, lui, devient directeur de la Cinémathèque, nomination que Freddy Buache saluera dans les colonnes d’Annabelle (oct. 1950). Quant à René Favre, bombardé secrétaire général, il assumera pendant 35 ans la comptabilité de la maison. Coup de génie ou simple signe du destin, la première adresse de la Cinémathèque se trouve à l’Économat de la Ville, rue Beau-Séjour 10 - très exactement au 4e étage, dans le propre bureau de Favre. Une adresse prémonitoire quand on sait le rôle providentiel pour la Cinémathèque qu’ont joué les diverses syndicatures de Lausanne dans les années à suivre, en particulier sous Jean Peytrequin, Georges- André Chevallaz, Paul-René Martin, Jean- Pascal Delamuraz, Yvette Jaggi. Quant aux précieuses collections bâloises, elles sont entassées dans les sous-sols de l’immeuble municipal. Elles n’y resteront pas longtemps - mais pour l’instant, Emery et Favre, un peu étourdis par les nouvelles responsabilités qui leur incombent, ont la vague impression d’avoir sauvé un noyé... Il leur faudra le soutien généreux d’Henri Langlois à Paris et les explications fournies des collègues de la FIAF aux congrès de Copenhague (1948) et de Rome (1949) pour que les deux néophytes cinémathécaires réalisent progressivement dans quels draps ils se sont mis.

En novembre 1950, Emery et ses amis du Ciné-club de Lausanne décident d’organiser un « grand bal du cinéma » au Palace, un scoop pour asseoir la nouvelle institution et lui assurer un large soutien public grâce à une pléiade de vedettes venues de France : Daniel Gélin, Danièle Delorme, Nicole Courcel, l’orchestre Claude Luther. Sur conseil de Langlois, Emery se rend à Paris et invite Erich von Stroheim à parrainer l’événement. Une invitation en pays de Cocagne pour le génial cinéaste, alors presque sans ressources, qui accepte avec empressement ; il laissera à Emery, atterré, une facture de whisky de mille francs (d’époque) ! Or, loin d’être une promotion, l’inauguration vide les caisses, et pour Emery, les ennuis ne font que commencer : tiraillé entre les exigences contradictoires des ciné-clubs (auxquels il a fait des promesses qu’il ne peut tenir) et celles de sa nouvelle fonction de conservateur, il est bientôt acculé à la démission. C’est à ce moment que Freddy Buache, 26 ans, et qui a participé en bénévole aux festivités, entre en lice. La ville vient de le défrayer pendant deux mois pour établir un premier fichier général des films de la Cinémathèque et mettre en ordre la bibliothèque. À la veille du départ d’Emery, Buache, dans une lettre datée du 21 mars 1951, propose à René Favre sa candidature à la tête de ce qu’il appelle déjà le « Musée national du film ». « Je suis prêt, écrit-il, à essayer de faire de la Cinémathèque une chose vivante et solide... à mettre sur pied, d’une manière scientifique, un centre de documentation et de culture cinématographique ». Buache apporte d’emblée une vision, une détermination enflammée que sous-tend son tempérament de Capricorne. Suivront quatre décennies de combat exigeant, pour la reconnaissance de l’institution qu’il dirige, pour l’enrichissement des collections, pour le cinéma de qualité (notamment suisse), contre la censure, contre la facilité, contre le mercantilisme.


Hervé Dumont

Né en 1943, historien suisse du cinéma, auteur de nombreux ouvrages encyclopédiques comme L’Histoire du cinéma suisse ou de biographies de cinéastes célèbres (Frank Borzage, Robert Siodmak, etc.), il a pris la succession de Freddy Buache à la tête de la Cinémathèque suisse.

Nombre de ses oeuvres consacrées aux rapports de l’Histoire et du Cinéma sont consultables gratuitement sur le site : www.hervedumont.ch