La guerre des toiles

Numéro 70 – Juin 2021

L’année cinématographique 2021 démarre amputée de la moitié de son calendrier d’exploitation, sans compter les effets à retardement de 2020. Si la Suisse a pu ouvrir ses salles avant les autres, quels sont les enjeux d’une reprise plus précoce lorsque l’on est tributaire des sorties des pays voisins ? Petit tour de la question avec quelques distributeurs·trices et exploitant·e·s indépendant·e·s suisses.

Des centaines de films en stock qui attendent leur sortie en salle depuis 2020 et des nouvelles acquisitions dans les derniers festivals d’un côté, puis de l’autre, une production cinématographique et des projets en écriture qui ne se sont pas arrêtés. Nul besoin d’avoir fin nez pour comprendre que sur les prochains mois, un embouteillage sans précédent se profile dans le monde du cinéma. Les distributeurs·trices français·es redoutent de devoir faire un tri sélectif « comme à l’hôpital, c’est le mot tabou » car autrement il faudrait pouvoir sortir quatre fois plus de films par semaine qu’avant. « Impossible ! Tant pour les exploitants que pour les spectateurs ! » confie un distributeur français indépendant.

Le calme avant la tempête

Si la situation en Suisse semble moins alarmante, elle n’en est pas pour le moins dépourvue de complexité. En ayant eu le feu vert avant tous leurs pays voisins pour rouvrir les cinémas, tout en étant en bout de chaîne pour les sorties étrangères, distributeurs·trices et exploitant·e·s indépendant·e·s suisses se sont retrouvé·e·s face à un paradoxe. Celui de ne pas avoir assez de films à montrer pour convaincre le public de revenir en salle et celui d’en avoir bientôt trop et de devoir les sortir à la va-vite. Avec les clauses de retenues imposées par les distributeurs mondiaux, empêchant ainsi un film français de sortir ailleurs avant la France, les suisses attendent patiemment leur tour et misent sur des « ressorties » ou des productions helvétiques. Pas étonnant si l’on retrouvait à l’affiche de la première semaine des films déjà passés à la télévision. Comme « Miss » de Ruben Alves acquis par la TVOD de Swisscom après une exploitation éclair ou encore « Petite fille » documentaire de Sébastien Lifshitz, primé au dernier FIFDH à Genève et passé sur Arte entre temps. Pour Marc Maeder, distributeur chez Praesens, « cette pénurie a été l’occasion de redonner une chance à des films merveilleux et plus fragiles de trouver leur public. C’était également une façon de soutenir les cinémas en leur proposant du contenu ».

Car il faut bien huiler la machine. Si dès les premières semaines de réouverture, certains cinémas affichaient des séances complètes, grâce notamment à une météo favorable pour se réfugier en salles et des titres porteurs tels qu’ « Adieu les cons » d’Albert Dupontel, ou « Drunk », de Thomas Vinterberg, le nombre d’entrées s’est ensuite stabilisé dès le début du mois de mai et reste malgré tout en dessous du seuil : 31'209 pour la Suisse alémanique et 16'677 pour la Suisse romande et 409 pour le Tessin, ayant fait le choix de ne reprendre l’exploitation qu’à partir du 6 mai . « C’est près de 80% de moins que durant une année normale[1]. » précise Claude Ruey, président de ProCinema, l’association Suisse des distributeurs et exploitants de films. Pourtant, après une fermeture plus longue, le manque s’est d’autant plus fait ressentir, ce qui rend Xavier Pattorini, directeur du Rex à Fribourg, confiant que le public cinéphile continuera de venir, même si l’exploitant relève avec un certain agacement le double message qui avait été envoyé par la Confédération au départ : « on peut rouvrir mais il est conseillé de privilégier les sorties en extérieur. On n’allait pas se mettre à faire de l’open air en plein mois d’avril ! ». Outre une offre encore faible au début de la reprise, les exploitant·e·s se sont vu amputé·e·s d’une partie importante de leurs recettes avec des jauges restreintes et l’interdiction de pouvoir vendre boissons et nourriture. C’est précisément sur ces enjeux de relance qu’a travaillé ProCinema, sur le pont pour depuis le début de la pandémie. Un plan pour des pas contrôlés d’ouverture des cinémas tenant compte des trois phases de la confédération avait été envoyé dès les premiers jours de réouverture à Alain Berset. Toujours à l’initiative de ProCinema, la campagne de promotion nationale, #BackToCinema, soutenue en partie par l’OFC, cherche à rassurer le public sur les mesures mises en place et l’inciter à revenir vivre l’expérience en salle.

Tous les acteurs de la profession devront faire des choix

Encore trop d’inconnues

La France a rouvert ses cinémas depuis le 19 mai et là aussi, avec un redémarrage fort de la part du public. Malgré les jauges et les couvre-feux, dont la levée progressive devrait être atteinte d’ici à juillet, ces records d’entrées indiquent que la circulation des films devrait alors reprendre. Pourtant, beaucoup de variables subsistent, tant autour de l’évolution de la pandémie que de la tenue des grands festivals et des films qui y seront proposés. « Dans le milieu arthouse, on parle en ce moment d’un avant et d'un après Cannes, avec toute une série de films à sortir avant le festival », indique Stefanie Kuchler, distributrice chez Cineworx. De manière générale, toutes les boites de distributions ont sensiblement moins acheté de films que d’habitude dont quelques projets sur scénario prévus pour 2022 et 2023. Plus il y a d’inconnues, plus la prudence est de mise. Pour autant, si le maillon rompt à ce moment-là, c’est toute une partie de la chaîne et des professions qui sont aussi en jeu.

Du côté des exploitant·e·s, c’est surtout pour septembre-octobre que l’on craint le véritable engorgement. Une rentrée toujours plus convoitée par les distributeurs·trices indépentant·e·s, à laquelle s’ajouterait le flot des productions hollywoodiennes et françaises attendues pour cet automne et repoussées pour certaines depuis plus d’une année. « Tant que les jauges seront réduites, il ne faut pas compter sur les grosses productions pour rejoindre la course. Ils ont trop à perdre. Cela nous conditionne aussi » explique Marc Maeder. Mais il faudra bien se lancer pour éviter la « brasse-coulée » comme l’appelle Xavier Pattaroni. « Tous les acteurs de la profession devront faire des choix » confie-t-il, la mort dans l’âme à l’idée de devoir peut-être refuser des films.

« La règle du jeu »

L’abondance de films et la bataille des écrans ne date pourtant pas d’hier. Si la loi sur la diversité et les aides incitatives assurent un certain équilibre de l’offre, les films plus « fragiles » peinent souvent à rester à l’affiche, ou se retrouvent « déclassés », fautes de chiffres convaincants pour décrocher le créneau brigué du soir, parfois même avant que le bouche à oreilles ne puisse faire son effet. Certain·e·s distributeurs·trices craignent que ce qui était déjà le cas avant le COVID-19, ne soit « encore plus violent aujourd’hui. Il faut accepter l’idée que la durée d’un film va être raccourcie » se résigne Yves Blösche, distributeur chez Filmcoopi. Outre la frustration ressentie après des mois de travail de promotion pour chaque film, ce sont des enjeux financiers qui pèsent au-dessus de la tête de chaque boite de distribution pour qui la sortie en salle est la seule façon de récupérer l’avance investie sur un « minimum garanti » ou encore espérer toucher les aides de la confédération, passé un certain seuil d’entrées. Si l’OFC prend depuis peu en compte les ventes réalisées dans les salles de cinéma virtuel pour le calcul de la prime au succès, les visionnements VOD ne sont encore pour l’instant pas comptabilisés et la vente à ces plateformes ne reste qu’une part minime du gâteau.

La salle avant tout

La plupart des acteurs·trices de la profession s’accordent à dire que le sort des films suisses et plus « fragiles » repose pourtant aussi en partie sur le succès des blockbusters et la vitalité des grands groupes de cinémas qui les programment. « Le tissu cinématographique suisse consiste en une répartition intelligente entre les multiplexes, les salles moyennes et les salles d’art et essai » explique Xavier Pattaroni. Pour Stefanie Kuchler, « on a tendance à oublier que si les gens vont voir James Bond, cela nous aide quand même car l’envie de retourner au cinéma reprend. » Cette crise a été l’occasion d’unifier les intérêts du secteur et de défendre son importance en tant qu’écosystème.

Le développement du cinéma virtuel s’est vu accéléré dans le contexte du COVID-19. Cherchant à conjuguer les nouvelles habitudes et les besoins d’un public de moins en moins enclin à se rendre en salle, il entend préserver la plus-value de l’expérience cinématographique. Une solution pour le désengorgement ? Pas tout à fait. Pour Xavier Pattaroni, même si le e-cinéma est une façon de prolonger la durée de vie du film, ce renfort numérique ne « doit pas être la solution de facilité pour écouler les films. Il faut leur laisser la chance de sortir d’abord en salle ». Pour l’exploitant, l’intérêt de ce type de proposition, face à la pléthore d’offre en ligne est de garder ce rôle de « prescripteur et de passeur d’émotions qu’a le programmateur de cinéma ». C’est justement ce contact avec le public que Filmcoopi a cherché à maintenir en lançant sa propre plateforme filmlivestreaming, diffusant des films déjà sortis du circuit d’exploitation. Avant chaque séance, une personne de l’équipe de distribution vient présenter le film et un chat live permet à tous·tes les spectateurs·trices de réagir et entrer en discussion avec l’invité·e. Cette option ne rapporte quasiment pas de bénéfices financiers pour le distributeur mais « la valeur est dans l’expérience qui reste collective et qui favorise l’échange, la confrontation, avec le film et le réalisateur ou la réalisatrice » précise Yves Blösche. Si ces possibilités s’intègrent dans les esprits et les stratégies, la défense de la salle reste une priorité pour la plupart des distributeurs·trices. Stefanie Kuchler rappelle que, tant les budgets que les films sont prévus pour une sortie en salle : « la dramaturgie n’est pas la même que pour des petits écrans où l’on va chercher à capter l’attention dès les premières minutes. Le film a le temps de se déployer autrement au cinéma ».

Aubaine pour les films suisses ?

Lors de la dernière réouverture (juin à début novembre 2020), les films suisses avaient finalement pu tirer leur épingle du jeu. Écartées de toute concurrence de films étrangers, les productions helvétiques ont pu accéder, dans cet intervalle, à de meilleures conditions en termes de programmation et de promotion de la part des salles et bénéficier de plus de visibilité dans la presse. Facteur souvent décisif dans le succès d’un film, sachant que les rédactions culture se voient de plus en plus réduites dans leurs pages et de leurs journalistes, alors que les propositions culturelles augmentent, les contraignant elles aussi à devoir faire des choix. Toujours dans le cadre du soutien à la relance et en vue d’un retour massif de films français et américains, ProCinema, mandaté par l’OFC, a prévu une mise au concours exceptionnelle permettant à dix films suisses d’accéder à un budget de CHF 50'000 chacun pour la promotion. Ces aides s’appliquent pour les sorties prévues dès la réouverture d’avril et celles de cet automne.

Concurrence loyale

Pour tenter de désengorger le circuit et en amont de la réouverture des salles en France, la médiatrice du cinéma avait saisi l’Autorité de la concurrence afin d’élaborer, sous conditions, un calendrier de sorties. Si ce projet de concertation n’a toujours pas abouti, il a surtout révélé de profondes tensions et divisions au sein du secteur. Les distributeurs·trices indépendant·e·s français·e·s se disant plutôt favorables à une telle autorégulation alors que les plus gros acteurs revendiquent la liberté de marché et se retrouvent eux-mêmes dépendants du calendrier des major américaines lorsqu’il s’agit de sorties mondiales. Du côté de la Suisse, rien de tel n’est prévu même si des petites ententes au cas par cas existent entre distributeurs·trices pour éviter de sortir, dans la mesure du possible, des films aux caractéristiques trop similaires la même semaine. Pour Claude Ruey, « cela ne s’y prêterait pas chez nous d’autant plus que nous restons tributaires des stratégies de nos voisins en termes de sorties étrangères ». La régulation se mettra naturellement en place d’après les accords des français, pour autant qu’ils aient lieux indique le président de ProCinema.


[1] Comparatif fait avec 2019 pour la semaine 19. Chiffres susceptibles de varier quelques peu selon les dernières comptabilisations de ProCinema