La disparition de la pellicule ?

Numéro 31 – Septembre 2011

La grande mutation technique que constitue le passage de la pellicule au numérique implique des changements considérables de la forme des films, de leur perception par le public et de la vie de ceux qui y travaillent. Cette transformation est ontologique et ses conséquences multiples. Elle pourrait vouer le cinéma à une disparition probable.

Il est indéniable que le numérique au cinéma rajoute aux possibilités de la mise en scène là où son emploi relève d’un choix personnel et artistique, là où il correspond au plus près à la vision qu’a le cinéaste de son travail. Ainsi certains films n’auront pas vu le jour sans le numérique, comme L’Anglaise et le Duc d’Eric Rohmer. Dans une interview, le cinéaste dit que cette nouvelle technologie lui a permis de réaliser ce film comme il le souhaitait en l’écrivant. Il voulait garder une souplesse dans le tournage, changer des scènes au dernier moment, ce que lui permettait le numérique dans le cadre d’un film à grand budget et par conséquent relativement lourd à mettre en scène.
Mais mon propos est ailleurs. Il s’agit de montrer que le numérique n’a rien à voir avec le cinéma quoique massivement employé par celui-ci. La confusion se nourrit d’une méconnaissance du cinéma souvent teintée de mépris – qui profite aux nouvelles technologies de l’immédiat et du multimédia. C’est cette confusion plus que le souci d’économiser sur les dépenses grâce au numérique qui, en fin de compte, risque de pousser la pellicule vers la sortie. Comme souvent, pour ne pas dire toujours, nous sommes hyper conscients de ce que les nouvelles techniques nous apportent, mais totalement inconscients de ce qu’elles nous font perdre.
Même si aujourd’hui la projection numérique des films en salle est encore assez rare et que la plupart des films sont toujours tournés sur pellicule, leur montage se fait intégralement numériquement depuis de nombreuses années. Dans les salles de montage, la pellicule, les ciseaux, les adhésifs et la moviola ont disparu. L’écran plat, l’ordinateur, le logiciel de montage et les haut-parleurs sont les nouveaux outils du monteur.

Fin d’une matérialité…

Avant le numérique, monter un film était un métier artisanal et tactile. Le monteur devait sentir la pellicule, savoir que telle longueur du film entre ses mains représentait telle durée. Il restait en contact sensuel avec la pellicule, qui respire comme une peau sensible et palpitante sur laquelle s’imprime la vie. Cette matérialité imposait un temps de travail plus long. Il fallait changer les bobines et tenir compte de l’existence physique du film, qui résiste au montage. Cela prenait du temps de trouver le bon rythme. On en profitait pour réfléchir, car si on ratait le montage, il était difficile de recommencer à zéro. Cela prenait un temps fou.
Avec le numérique, cette belle matérialité passe à la trappe. Le métier du monteur devient abstrait, virtuel, cérébral. Tout est informatisé, chaque plan, chaque scène se retrouvent sur l’écran à portée d’un clic de souris. Le travail est conceptuel, mais aussi ludique. On s’amuse à monter des versions très différentes d’un même film. On fait, on défait, on refait, il y a mille possibilités. Alors que le collage entraînait à travailler davantage vers du définitif. Le numérique accélère tous les composants du montage. Cette accélération est dans une très large mesure responsable de la réduction de la durée moyenne des plans des films depuis une quinzaine d’années.
Le numérique explique, à mon sens, pourquoi beaucoup de films sont aujourd’hui mal montés, hâtivement faits, bâclés. On ne regarde plus le matériel qu’on a sous la main. On ne le sent plus. La matérialité de la pellicule disparaît dans le courant électrique des pixels égalitaires et immatériels du numérique. Elle n’y laisse plus la moindre trace. Le support des films consiste en des signaux codés et informatisés, permettant le traitement égal de données très différentes – textes, musiques, sons, photos, images.

Nous sommes hyper conscients de ce que les nouvelles techniques nous apportent, mais totale­ment inconscients de ce qu’elles nous font perdre.

…et de l’objectivité

Or le cinéma est une invention du XIXe siècle, un procédé mécanique qui fonctionnait sans électricité. Les premiers opérateurs travaillaient à la manivelle avec le soleil comme seule lumière. Pour la première fois, comme l’a constaté André Bazin lorsqu’il distinguait la photographie de la peinture, « une image du monde extérieur se forme automatiquement sans intervention créatrice de l’homme ». Le cinéma lui apparaissait comme « l’achèvement dans le temps de l’objectivité photographique »[1] en intégrant les dimensions de mouvement et de durée. C’est La sortie de l’usine des Frères Lumière où on assiste à la sortie des ouvriers comme si on y était. Aucun autre moyen d’expression ne peut rendre le mouvement dans sa durée intégrale.
Au cinéma, le plan, et à plus forte raison le plan-séquence, forme l’unité du mouvement dans la durée. Une fois tourné, il n’est plus modifiable. Il est réussi ou raté, mais la pellicule est impressionnée. Le plan est aussi définitif qu’une marque au fer rouge.
Le numérique fait perdre au cinéma cette dimension de vérité liée à la durée réelle du mouvement. Il ne s’agit pas d’un procédé mécanique, mais d’une entité électrique dont la base n’est pas la durée, mais l’assemblage et la manipulation infinie de l’image dans tous ses composants, l’image électrique n’étant jamais définitive donc modifiable et modulable à l’infini.

On fait, on défait, on refait, il y a mille possibilités. Alors que le collage entraînait à travailler davantage vers du définitif.

On pourrait objecter que Georges Méliès déjà, contemporain des frères Lumière, manipulait la pellicule pour créer un cinéma de l’irréel et de l’illusion. Mais Méliès était avant tout un prestidigitateur. Il a présenté des spectacles de magie dans les théâtres de son époque avant de s’intéresser au cinématographe. Les effets relevant du théâtre constituaient la base de son cinéma-spectacle. Il n’en reste pas moins que s’il est vrai qu’il a inventé des trucages cinématographiques – flou, surimpressions, travelling, etc. –, il exerçait le même art que les frères Lumière, travaillant avec la pellicule et projetant sur écran.
Chez les frères Lumière comme chez Méliès, le plan conserve son intégrité physique. Chez Méliès comme dans tout le cinéma avant le numérique, l’artifice, la construction, la manipulation viennent essentiellement du montage. Celui-ci est un puissant moyen de « mensonge », en même temps qu’il constitue une figure de pensée, un outil pour composer des éléments qui dépassent la perception ordinaire et qui, raccordés, rendent visible ce qui autrement serait resté invisible.
La personnalité du cinéaste, sa vision du monde, se manifeste par les effets de montage, mais aussi par sa manière de poser la caméra, par le cadrage, par le choix de la lumière, des couleurs, des objectifs, etc. Ce sont là autant de manières pour le cinéaste de marquer de son sceau la matière même de son film. Mais contrairement à la littérature et à la peinture, au cinéma, l’objet filmé subsiste au sein de l’œuvre cinématographique indépendamment de la façon dont il est filmé et monté ; il ne disparaît pas derrière les intentions de l’artiste. Le plan reste irréductible, intouchable dans sa réalité physique. La pellicule, toujours, reçoit une trace du réel, de la matière, qui n’est pas de l’ordre des idées, une trace du monde sans discours, une trace de la présence réelle des choses.
Avec le numérique, tout, devient possible et le plan perd son intégrité physique. Le travail de post-production a pris une telle ampleur qu’il provoque l’éclatement du plan. Aujourd’hui, il existe des films de cinéma dont 70 % ont été réalisés sur l’écran d’un ordinateur. Remplissages des plans, mouvements artificiels de la caméra, ajouts, suppressions, remplacements, effacements, incrustations, éclaircissements artificiels, modifications de toute sorte. Le numérique remplace la durée du plan par son éclatement et par sa saturation. C’est une ouverture décisive sur la manipulation durable du réel enregistré. On ne croit plus à ce qu’on voit et on a bien raison. Le plan se transforme en un assemblage complètement artificiel. Je n’ai rien contre le travail de post-production au cinéma. Cela a toujours existé. Mais croire et faire croire qu’une séquence entièrement réalisée en post-production est la même chose que les plans-séquences de L’Homme de Londres de Béla Tarr, par exemple, est une aberration.

La pellicule, toujours, reçoit une trace du réel, de la matière, qui n’est pas de l’ordre des idées, une trace du monde sans discours, une trace de la présence réelle des choses.

Esthétique froide

On dit souvent que la qualité du numérique est supérieure à la pellicule. Je pense que c’est faux. Bien entendu, aujourd’hui, tous les films sont techniquement bien faits, bien photographiés. Ce sont des films parfaits dans un monde parfait. Mais quand je parle de qualité, je ne parle pas de la qualité technique, je parle de la qualité esthétique. Comparé à la pellicule, le numérique donne une image froide qui manque de qualités affectives, sensibles, humaines. C’est une esthétique de réfrigérateur où la chaleur des couleurs et des sons ne passe plus. Elle fait tort à beaucoup de films de cinéma.
Pour s’en convaincre, il suffit de regarder Rio Bravo de Howard Hawks au cinéma et puis une deuxième fois sur DVD. Dans ce film, les couleurs sont chaudes. Du rouge foncé, du brun, du vert, du bleu profond. Sur DVD, même le brun devient agressif. Les couleurs ne passent pas. C’est propre, c’est clean, c’est froid, ce n’est pas Rio Bravo, ce n’est pas l’amour de l’humanité, c’est autre chose. Le film est altéré dans son corps même.
L’esthétique numérique transforme le monde en un corps abstrait, virtuel et synthétique, où rien ne s’incarne vraiment, car il produit une image informatisée représentant plus une idée de la chose que la chose elle-même. Il n’y a pas que les couleurs qui ne passent pas. L’espace ne passe pas, l’enchantement ne passe pas, la lenteur, les mouvements lents de la caméra ne passent pas.
Quand on regarde sur petit écran La Prisonnière du désert (John Ford), Tous en scène (Vincente Minelli), Nostalghia (Andreï Tarkovski) Van Gogh (Maurice Pialat), pour ne citer que ces quelques exemples, au mieux, on obtient une idée du film, mais pas le film. Tout agencement image / son qui sort du cadre strictement narratif pour devenir vision poétique, contemplative, hallucinée, polémique (Raoul Ruiz, Alexandre Sokourov, Glauber Rocha, Jean Rouch) passe mal au petit écran. C’est exactement pareil avec la peinture. Étudier la reproduction d’un tableau de Van Gogh, de Renoir ou de Monet vous donne une idée de l’œuvre, mais jamais l’œuvre elle-même. Seul l’original restitue sa plénitude sensorielle et intellectuelle. Et l’original, au cinéma, c’est le film sur pellicule et projeté sur écran.
La projection, la dimension du grand écran, est une expérience intellectuelle et physique. Le vertige de Scottie, personnage principal de Sueurs froides n’est pas que l’idée du vertige. Alfred Hitchcock nous le fait ressentir physiquement. Le petit écran ne peut rendre cette sensation. Même les nouveaux téléviseurs HD très larges n’y arrivent pas. Ce n’est pas tant une question de dimension de l’écran que de qualité esthétique. Le numérique étouffe l’intensité esthétique et physique du cinéma.

L’essence du cinéma, qui n’est pas la généralité des films, réside d’une part dans la nature spécifique de la pellicule et d’autre part dans la projection.

La salle de cinéma

La pellicule est unique dans le sens où elle est l’unique support du film, que l’on projette dans l’unique lieu destiné à cet usage : la salle du cinéma. La pellicule reçoit les images pendant le tournage et la pellicule les redonne en salle. L’essence du cinéma, qui n’est pas la généralité des films, réside d’une part dans la nature spécifique de la pellicule et d’autre part dans la projection.
Projeter signifie rendre plus grand que nature. Le cinéaste Robert Bresson était parfaitement conscient que la projection représente l’accomplissement d’un film. Sous le titre De deux morts et de trois naissances, il écrit dans ses Notes sur le cinématographe : « Mon film naît une première fois dans ma tête, meurt sur papier ; est ressuscité par les personnes vivantes et les objets réels que j’emploie, qui sont tués sur pellicule, mais qui, placés dans un certain ordre et projetés sur un écran, se raniment comme des fleurs dans l’eau. » On entre dans une salle de cinéma et toute l’effervescence de nos vies surexcitées s’évapore. Atmosphère feutrée. Murmures. Silence d’église. On s’assoit, on attend, on se met en condition de recevoir, il y a comme une mise en place intérieure, on oublie son train-train quotidien. Il y a dans le cinéma un facteur de croyance, la possibilité d’une expérience spirituelle. Non pas de certitude, mais de croyance.
C’est une expérience extraordinairement unique de voir un film en salle. On est plongé dans l’obscurité. Le projecteur démarre. Un faisceau lumineux transporte les images à travers la salle obscure jusqu’à l’écran où elles apparaissent comme par miracle. Les images se métamorphosent sur l’écran, sortant pour ainsi dire du noir comme la lumière sort des ténèbres. Ce qui s’ensuit ne dépend pas de nous. Nous pouvons juste décider d’entrer ou pas dans la salle. Ensuite nous n’avons aucune influence sur le cours du film.

Le spectateur moderne n’est plus spectateur, il est lecteur des films. Au mieux, il visionne, au pire il zappe, il regarde sans regarder.

Du spectateur au lecteur

Le cinéma est de nature despotique. Il impose ses images et ses sons, il demande la soumission du spectateur au spectacle qu’il lui offre. On doit vouloir se sentir petit face à l’image. Or, à une époque où on se veut résolument désinhibés, décontractés et conscients de ses moyens, se soumettre aux visions des autres pose problème. On préfère contrôler tous les aspects de sa vie, maîtriser les imprévus, anticiper les surprises, éliminer l’irrationnel. On veut tout comprendre tout de suite, s’amuser en permanence, tout en faisant l’impasse sur les expériences proprement dites. On préfère la télécommande du petit écran. Là, on maîtrise tout.
Le spectateur moderne n’est plus spectateur, il est lecteur des films. Au mieux, il visionne, au pire il zappe, il regarde sans regarder. Il peut arrêter le film à tout moment, le faire redémarrer, revenir en arrière, répondre au téléphone en même temps que manger une pizza, il peut choisir les couleurs, le son, voire même le cadrage des films. Il est le maître absolu d’un mode artificiel qu’il n’a pas créé lui-même. Il ne se soumet plus aux démiurges du cinéma, à leurs visions, à leurs folies, à leurs exubérances, à leurs délires.
Visconti, Tarkovski, Bresson, Dreyer… Il se meurt tout un pan de cinéma hors contrôle, non standardisé, et qui ne répond à aucune norme autre que celle de la démarche artistique. Ce cinéma n’est ni compatible avec le numérique ni pleinement compréhensible en lui. Les films de cinéma véritablement géniaux, inspirés, audacieux nous conduisent jusqu’à une certaine limite de nos expériences, de nos sentiments et de nos pensées.
Aujourd’hui, on fait du cinéma pour la télé, le marché DVD et Internet. Le cinéma est devenu secondaire. Bientôt, il aura disparu et avec lui un incroyable espace de liberté. Il est urgent d’entamer une critique esthétique approfondie du numérique…

[#1] Texte paru dans Choisir n°618 – juin 2011, www.choisir.ch