« J’assume ma solitude »

Numéro 10 – Juin 2006

Plasticien genevois d’envergure internationale, Fabrice Gygi revendique une indépendance totale, condition nécessaire pour que l’artiste puisse jouer son rôle d’observateur de la société.

Scène grillagée aux parois de toile grise, tentes polyvalentes, tribunes, barrières, pylônes de métal glacé, tour percée de meurtrières… On reconnaît aussitôt les emprunts au mobilier public et policier, les matériaux bruts et les tons froids qui portent la signature de Fabrice Gygi. Depuis des années, l’artiste genevois né en 1965 interroge les mécanismes de l’autorité et en dévoile la violence latente, en utilisant les signes du pouvoir pour mieux les subvertir. Ambivalentes, entre abri et agression, ses installations sont à l’image d’une société qui protège et punit, canalise et emprisonne dans le même mouvement. Mais aux structures aliénantes du pouvoir, Fabrice Gygi oppose sa liberté d’artiste et une solitude revendiquée. Entretien.

Les symboles du pouvoir avec lesquels vous travaillez existent déjà dans la réalité. Pourquoi les recréez-vous ?

Si je n’utilisais que des ready-made, cela donnerait une sorte de patchwork hétéroclite. Fabriquer les pièces crée un ciment entre elles ; en les recréant, je les unifie, mais je les arrange aussi, je les transforme ou les caricature. En observant le monde, j’en fais quelque chose d’autre. Je travaille comme un peintre hyperréaliste : mes installations sont des sculptures hyperréalistes, froides et distantes.

Tandis que vos dessins sont plus intimistes…

Oui. Dessins et gravures fonctionnent pour moi comme un journal, qui suit mon travail sans en être l’illustration. Je dessine aussi pour mes installations : certains croquis sont des projets de pièces ou les plans que je destine aux artisans auxquels je passe commande. Mais en ce moment, je n’ai pas de véritable projet. Je sors de deux ans de grosses expos dans le monde entier, qui mêlaient un volet rétrospectif et de nouvelles productions, et j’ai besoin d’une pause – de faire un peu le vide pour me ressourcer. Je suis aussi dans une période de transition : j’enseignais à Lausanne, actuellement je dirige un atelier aux Beaux-arts de Genève, j’ai envoyé promener mon galeriste zurichois…

Votre travail prend une pertinence accrue dans un monde de plus en plus paranoïaque.

Ces questions d’autorité et de pouvoir sont apparues dans mes œuvres parce que j’y étais sensible, et c’est un hasard si les événements historiques actuels concordent de plus en plus avec cette vision sécuritaire. Mais cela fait quinze ans que la situation se dégrade. Aujourd’hui, on vit dans un monde où toute question politique finit par être résolue par une réponse sécuritaire. C’est impressionnant. Genève ressemble à Belfast, c’est une ville surarmée. On agrandit les prisons, les tribunaux débordent de cas liés à des problèmes d’argent, on rencontre une précarité croissante. Il commence à y avoir un vrai ras-le-bol social.

Mais je ne vis pas forcément mal ce qui se passe : ça a un petit goût d’avant-guerre. J’ai la vision d’une société qui s’est crispée, comme un corps tétanisé. Pour que cela se détende, il faudra un électrochoc. On n’y arrivera pas par la voie politique droite-gauche-centre. On va droit dans le mur, et c’est là que ça deviendra intéressant.

Quel rôle peut jouer l’art dans ce contexte ?

C’est la grande question… Les gens ont l’impression que je fais un travail engagé, ce qui n’est pas vraiment le cas. Je ne me considère pas comme un artiste militant. S’il y a des aspects politiques dans mon œuvre, c’est qu’ils font partie de la vie, mais c’est tout. On a toujours l’idée un peu naïve que l’artiste doit proposer un monde meilleur. Mais je n’en ai rien à foutre de créer un monde meilleur. Je fais simplement ce qui me plaît. Le milieu artistique est souvent dit « de gauche », beaucoup de travaux militants ne font que dénoncer les choses. Mais je ne suis ni de gauche ni de droite, et je prends mes distances vis-à-vis de tout cela, je ne dénonce rien. Je ne veux pas être un modèle, dire ce qu’il faut penser. J’ai un statut d’observateur. Si j’ai quelque chose à revendiquer, c’est plutôt l’idée de liberté, très individuelle.

« Être un modèle » équivaudrait à prendre cette posture d’autorité que vous détestez…

Je me méfie de toutes les positions morales. Ce n’est pas moral d’être un artiste ! Être un artiste, c’est être dedans et dehors à la fois, c’est faire des allers et retours, vivre dans une sorte de marginalité acceptée. C’est un compromis. Si j’étais vraiment radical, je ne ferais plus rien, je refuserais tout. Le rôle de l’artiste aujourd’hui est d’ouvrir des portes vers plus de liberté de pensée.

L’union peut donner plus d’impact à certaines positions. Que pensez-vous des associations d’artistes ?

Je ne les connais pas et je ne suis membre de rien du tout. Imaginez un syndicat d’artistes qui m’aiderait à payer mon assurance maladie ! Toutes ces sociétés veulent essayer de créer un statut de l’artiste, et cette volonté m’inquiète. Ce qui m’intéresse dans le fait d’être un artiste, c’est justement qu’il n’y a pas de statut ! Faire partie de ce genre d’associations ne me permettrait plus ce recul. Ce serait totalement contradictoire.
Je préfère assumer ma solitude.