« Chaque livre a sa personnalité »

Numéro 15 – Septembre 2007

En vingt ans d’existence, les Éditions Vie Art Cité ont réalisé une trentaine de monographies d’artistes vivant ou travaillant en Suisse. Derrière chaque production se dessine un projet éditorial original. Armande Reymond, journaliste et responsable éditoriale chez Vie Art Cité depuis une quinzaine d’années, en explique les contours.

Comment résumeriez-vous votre philo­sophie éditoriale ?

Elle est contenue dans les trois termes Vie, Art et Cité, que nous essayons de développer dans chaque projet. Pour nous, l’art est au cœur de la vie et de la cité. Chaque monographie correspond à un principe éditorial commun : une couverture couvrante représentant le détail d’une œuvre, un entretien avec l’artiste et un appareil critique que nous voulons détaillé et complet. Nous tirons à 1’000 exemplaires avec une trentaine d’exemplaires de tête constitués d’œuvres originales signées et numérotées par l’artiste, et présentées dans un coffret de luxe en plexiglas. Les prix de ces coffrets, volontairement accessibles à toutes les bourses, visent à cultiver et à encourager l’envie de les collectionner. Certains livres d’artistes sont épuisés. Plutôt que de les rééditer, nous préférons partir avec l’artiste dans un nouveau livre qui tienne compte de son présent et de son évolution.

Mais, dans l’aventure éditoriale, le plus beau se passe dans l’apport des artistes qui nous offrent leur univers, le présent de leur création. De notre côté, nous maintenons des liens étroits avec les artistes figurant dans notre collection en leur offrant toutes nos nouvelles parutions. Chaque livre a sa personnalité. On fait connaissance avec un artiste et son travail et on réalise le livre avec lui étape par étape.

La monographie reflète la démarche de l’artiste et son paysage émotionnel

Comment cette aventure a-t-elle débuté ?

Au départ, Vie Art Cité était une revue qui a cessé de paraître dans les années cinquante. L’instigateur des éditions, qui ont conservé le nom de la revue, est Daniel Kaufmann, directeur des Presses centrales (PCL). Il aime les arts graphiques et l’imprimé, qui selon lui porte la trace et la mémoire. Il s’est toujours intéressé aux artistes qui peuvent amener une dimension de recherche dans la pratique de l’imprimerie. Par exemple, nous éditons chaque année des cartes de vœux en collaboration avec les artistes que nous publions. Elles sont la rencontre entre l’œuvre originale et la forme imprimée. D’où l’importance de l’invention des formes.

L’excellente qualité d’impression de vos monographies révèle-t-elle une très grande proximité entre l’art des plasticiens et sa reproduction ?

Oui, car pour Daniel Kaufmann, l’éditeur et l’imprimeur se rejoignent. Il s’agit de pérenniser une œuvre, ou la représentation de cette dernière, sur un support de papier. Dans cette perspective, le rapport avec le temps est très intéressant : on sait comment un livre vieillit, mais pour les médias électroniques, ce lien avec le support et sa conservation est encore plein d’interrogations. Et comme nous travaillons dans le domaine du visuel, la qualité de l’image est fondamentale pour nous.

La partie illustrée reproduit les œuvres. Elle est le cœur des monographies de Vie Art Cité. Qu’en est-il du texte ?

Pour Vie Art Cité, le choix des textes pour nos livres dépend de ce que veulent les artistes. Aucun genre n’est exclu. Un artiste peut souhaiter un poème. Il peut susciter des textes. Il peut commander un texte à quelqu’un dont le regard sur son œuvre lui paraît fécond. Cela peut être un article de spécialiste ou de journaliste spécialisé. En fait, la monographie reflète toujours la démarche de l’artiste et son paysage émotionnel.

Dans cette grande intimité de votre travail avec les plasticiens, comment ressentez-vous la situation des artistes ?

Dans les arts plastiques, en Suisse, la recherche est très courageuse. Les artistes ont le mérite de travailler dans leur atelier sans forcément vouloir plaire. En revanche, il leur manque, peut-être trop souvent, l’audace de se revendiquer comme des artistes suisses et d’affirmer l’importance de leur travail.

Mais l’attitude face aux artistes ne les pousse-t-elle pas à se renfermer sur eux-mêmes ?

Oui, car il y a parfois un manque de respect de la part du public envers le travail des artistes. Le public des plasticiens n’hésite pas, dans ses moments de loisir, à demander à l’improviste à un artiste s’il peut venir visiter son atelier. En soi, cette curiosité est positive. Mais en termes de connaissance des conditions du travail et de la signification pour l’artiste de son atelier, ce n’est pas acceptable. Une visite d’atelier, c’est une démarche aussi importante pour l’artiste que d’exposer son travail. Contrairement à un musée, c’est un lieu rituel de travail et d’échange. Ce respect de son espace de création, c’est aussi le respect de son travail. Là, il manque une sensibilisation et une formation du public à cette réalité. Cette compréhension rendrait plus plein l’échange entre le public et les plasticiens, qui font un travail plutôt solitaire.

Pour nous, l’éditeur et l’imprimeur se rejoignent : il s’agit de pérenniser une œuvre sur un support papier

La société fait-elle une vraie place aux créateurs ?

Non. Je trouve qu’il devrait y avoir un artiste, au moins, dans les comités éthiques et autres structures de réflexions sur la société. Les artistes, justement, ont une riche expérience globale de la société. Ils sont un peu des chefs d’entreprise qui doivent gérer leur vie privée, leur temps, l’organisation de leur subsistance, leur œuvre et leur inquiétude face au monde. La société devrait mettre à contribution cette expérience. Les artistes sont tenus, comme les nomades, eux aussi chefs d’entreprise, d’inventer constamment des solutions avec peu de moyens pour poursuivre leur route.

Qu’en est-il de l’argent en rapport à l’art ?

Notre échelle de valeurs passe par l’argent. On ne fait pas du troc, on paie, on achète. Donc, l’artiste mérite de gagner de l’argent pour son travail. Il n’y a pas de raison de sous-estimer son travail. Que l’art soit objet de spéculation, ce n’est pas pire que l’achat d’avions ou d’armes. Si on étudie ce phénomène, on s’aperçoit qu’une œuvre d’art ne se dévalorise pas avec le temps et devient une pensée, une valeur qui dure. Contrairement aux avions et aux armes !

Née à Renens dans une famille d’artistes, vous avez toujours été liée au monde de la création. De plus, vous êtes une spécialiste des nomades du massif de l’Aïr, au Niger. Comment votre parcours personnel influence-t-il votre métier d’éditrice ?

J’avais au départ une passion pour les grands fauves, l’art du dressage et le monde du cirque. Dans les années huitante, j’ai travaillé dans le zoo ambulant. J’ai sillonné la Suisse alémanique et je me suis initiée à la psychologie animale. Après cette vie itinérante, j’ai voulu trouver un moyen d’appliquer les conditions et l’état d’esprit de la vie nomade à la vie sédentaire. Je souhaitais avoir une hiérarchie de valeurs qui fasse primer le vital et qui privilégie le présent tout en respectant ses racines et un savoir traditionnel. Je continue de m’en inspirer et de m’y intéresser. Cette philosophie de vie, je la retrouve dans l’art et dans le travail des artistes plasticiens avec lesquels je travaille.