Francophonies
Ces réflexions sur une manière d’être Suisse francophone sont nées d’une demande de faire l’éloge de la Langue Française pour une publication parisienne. Par un malentendu fécond, j’avais été présenté comme un défenseur de la langue française à la suite d’une conférence sur le multilinguisme helvétique. Défenseur je le suis, mais dans la diversité culturelle et linguistique aussi bien des langues de mon pays que des variétés de langues françaises. Je suis l’heureux citoyen d’un pays qui s’est construit en 1848 en conjuguant ses communautés linguistiques au lieu de les opposer. Une décision historique révolutionnaire qui a propulsé la Suisse dans la modernité et en a garanti la paix intérieure. Mais je suis aussi depuis peu un Suisse inquiet de la mise en cause de ce qui fait la substance même de notre nation par des nostalgiques du Sonderbund éblouis par le rêve américain.
Je suis né Suisse francophone. Et en moi résonnent les accents germanique de ma mère et italien de mon père, deux Suisses devenus trilingues par les aléas économiques de l’époque, qui ont quitté leur terre natale pour s’établir et se marier à Genève. Je ne sais pas pourquoi ni comment ils ont adopté le français, notre langue familiale, et ce n’est qu’à treize ans que j’ai découvert, en l’entendant par le truchement d’un haut-parleur, que mon père avait un accent – plus exactement cette voix posée dans la gorge propre aux Tessinois.
Nous n’avons parlé ni l’allemand ni l’italien à la maison. Les enfants sont d’où ils sont ; plutôt conformistes, ils n’aiment pas ce qui les distingue de leurs camarades. L’histoire de mes antécédents m’est venue plus tard. Et puis nous étions aux lendemains d’une guerre qu’Allemands et Italiens avaient perdue. J’ai appris l’allemand à l’école, mais mon aisance dans cette langue remonte plus loin. Quant à l’italien, il s’est installé subrepticement en moi. Quoi qu’il en soit, mon plurilinguisme m’est advenu naturellement, il est une évidence avec laquelle j’ai grandi. Il renvoie à la fois à l’histoire de ma famille et à celle de mon pays.
Je suis content de cet éventail : mes langues, c’est moi.
Les dialectes alémaniques écorchent les oreilles des Latins plus que l’allemand encore. Mais ils constituent une langue profondément ancrée dans la terre, riche en sonorités variées qui remue en moi des souvenirs d’enfant, des senteurs de bois de résineux, de pives que nous allions ramasser dans les environs de Dottikon avec mon grand-père pour nourrir le fourneau de faïence, des images d’hiver aussi. Je l’aime. Ma relation à l’italien est différente, je le sais moins bien. Cependant elle est aussi pleine de sensations et de couleurs héritées de l’enfance, de ce lac vert de Lugano dans lequel se reflètent les châtaigniers des montagnes qui y plongent abruptes.
Mon français, cette aventure
Aujourd’hui je me sens riche de toutes ces facettes qui m’encombraient enfant. Mais venons-en à l’aventure de mon français. Je dois à des choix historiques remontant au XVIe siècle de ne pas parler un dialecte franco-provençal, mais un dérivé de la langue d’oïl venant d’Ile de France. L’élite de la Romandie d’alors qui n’était encore ni suisse ni française s’était entichée de cette puissance européenne montante et de sa culture ; elle en avait adopté peu à peu la langue. À la révocation de l’édit de Nantes, des milliers de huguenots, gens cultivés, qui fuyaient la terreur intégriste catholique ont fait la prospérité de ma Genève natale. Leur accueil – on en trouve encore quelques traces dans ces maisons rehaussées pour les loger en les murs de la ville – a contribué à la consolidation du français. Il avait un précédent, un autre Français, Jean Calvin, né il y a 500 ans, qui a été non seulement un réformateur de la religion, des mœurs et de l’économie, mais aussi un promoteur-inventeur d’une langue française moderne comme l’ont été ses coreligionnaires Luther et Zwingli pour l’allemand.
Je dis septante et nonante, me sers d’une panosse pour récurer et entasse mes commissions dans un cornet.
Ma langue maternelle est le genevois. Si elle diffère peu du français, elle me signale néanmoins immédiatement comme non Français, par mon accent et quelques expressions singulières. Je dis septante et nonante, me sers d’une panosse pour récurer et entasse mes commissions dans un cornet. Appelé à prendre la parole en public, j’ai appris peu à peu à m’exprimer en un français standard dépouillé de ses caractéristiques locales. Cela ne m’est pas venu tout seul. Au lycée, j’enviais l’aisance de mon camarade Marc-Claude, fils d’un médecin en vue qui recevait à sa table les principales personnalités de la ville.
Ma langue écrite, je la dois à une école exigeante – que je ne remercierai jamais assez pour ce cadeau. Elle a suppléé à ce que ma famille ne pouvait m’apporter. Le vénérable Collège Calvin – fondé au XVIe siècle – a complété ma formation de citoyen genevois en m’inculquant les valeurs républicaines. Différant de mes camarades par mon humble origine – la conscience démocratique des privilégiés n’était pas exempte de la morgue des anciens patriciens – je me suis rebellé contre cette institution qui m’acceptait en me faisant sentir ma différence. Je n’en ai pas moins conservé son empreinte qui m’a permis ma vie durant de me situer avec mes spécificités tout en participant à une culture universelle. En moi se sont sédimentées plusieurs couches de français qui permettraient à quelque archéologue de la langue de retracer mon histoire. Je suis content de cet éventail : mes langues, c’est moi. Et je n’ai jamais souffert de problèmes identitaires.
L’universel et le particulier
Je n’ai pas envie de célébrer la beauté de La Langue Française avec des majuscules cocardières. Je l’aime, c’est la mienne, en minuscules et au pluriel. Chacun dispose plus ou moins de plusieurs registres de langue. Mon parler local, avec mon accent, je le réserve à mes amis genevois. Je conçois parfaitement que celui-ci paraisse lourd à un Parisien. À mon tour, je trouve l’accent parisien hors de son contexte vulgaire et je n’imagine pas le Roi Lear s’exprimant comme Christophe Dechavanne. En fait, les parlers locaux ne valent que dans leur lieu d’origine quand ils ne sont pas transcendés par l’art. Transplantés ailleurs, ils se « folklorisent » ; au lieu de signifier simplement, ils s’interposent, ajoutant des significations parasites.
Ma langue écrite je la dois à une école exigeante – que je ne remercierai jamais assez pour ce cadeau.
J’ai vu récemment une sitcom canadienne avec l’accent québécois. Mon attention était constamment distraite par cette particularité incongrue. Alors que trois mesures de Félix Leclerc suffisent à me transporter dans un ailleurs qui me fait rêver où le bonheur et le malheur de l’homme deviennent singuliers. Le plat pays prend vie par le phrasé belge de Jacques Brel ; dite avec l’accent de Gilles, La Venoge me parle à l’âme, l’évidence d’un Canada moderne mâtiné d’américanisme s’impose lorsqu’il est chanté par Charlebois, et déjà Toulouse swinguée par Nougaro m’appelle… C’est le propre d’une expression orale élaborée de dépasser le cercle étroit de son lieu d’origine en conservant un enracinement. Mais il ne suffit pas d’avoir un accent pour être vrai. La langue n’est donc pas d’un seul tenant, c’est un organisme vivant de contradictions. Il y a nécessairement une tension entre la tentative académique de la dépouiller de toute marque particulière et le désordre de l’inattendu apporté par le vécu des gens et leurs migrations. Il est sans doute heureux qu’il existe une Académie française. Mais elle ne peut qu’enregistrer les changements, les ordonner, non les imprimer ni même les prévoir. La langue académique se perd dans l’abstraction jusqu’à ne plus signifier ; les parlers locaux se dispersent dans leur singularité. Il faut des passeurs pour que les langues vivent. Ramuz, Giono, Pagnol, Césaire, Senghor après Molière, Racine, Victor Hugo et tant d’autres sont les authentiques forgerons de la langue classique.
On ne régente pas la langue
Si l’aventure des francophonies est passionnante, la Francophonie – avec un grand F – comme abstraction politicienne me laisse indifférent. Je comprends le souci des gouvernements français d’endiguer la perte d’influence de la langue française dans le monde ; mais ils y ont trop souvent délégué des seconds couteaux qui méconnaissaient la diversité et la richesse de ce qu’ils entendaient défendre. Je n’ai aucune envie de me laisser instrumentaliser par des énarques méprisants et ignorants qui confondent sans cesse culture et propagande, des intérêts de boutiquiers ballottés entre ministère des affaires étrangères et de l’économie avec les identités des peuples. Si les identités sont essentielles à la vie, les identitarismes finissent tôt ou tard dans la criminalité.
Je n’ai pas envie de célébrer la beauté de La Langue Française avec des majuscules cocardières. Je l’aime, c’est la mienne, en minuscules et au pluriel.
Il n’est plus bon bec que de Paris. Paris est une capitale prestigieuse, admirable, mais les régions francophones ne sont plus sa province. Il y a désormais une nébuleuse francophone forte de ses composantes africaine, belge, suisse, canadienne, provençale, parisienne, orientale, océanienne qui modulent le français sur tous les tons et le font évoluer. Bonne fille, elle s’émancipe peu à peu de son géniteur, la France, mais lui reste attachée avec tendresse. Toute velléité de défense du français dans le monde qui ne prendrait pas en compte cette réalité est vouée à l’échec. La gouaille parisienne elle-même n’a plus les accents de Maurice Chevalier mais ceux de Smaïn, Djamel, Boujenah qui incarnent désormais la vitalité d’une culture populaire.
Le français comme langue mondiale est-il vraiment en danger ? Et l’américain de Bill Gates remâché par la Bahnhofstrasse zürichoise sera-t-il son prédateur ? Peut-être. Mais je crois qu’il y a plus à craindre de la montée de l’insignifiance et du langage standardisé des médias mondialisés et des méthodes de langues qui prétendent imposer une langue faite de clichés commerciaux, passe-partout, incolores, inodores, pratiques, rentables et stériles. Car ce ne sont pas les langues qui évoluent, mais les hommes qui les parlent. Si l’Italie de Berlusconi, la Suisse de l’UBS, la France de Loftstory se sont mises à jargonner en américain, c’est qu’elles vivent déjà selon des modes et des symboles que produit cette société. La véritable menace sur le français n’est pas due à l’invasion de l’anglais mais à la perte de sa diversité culturelle et linguistique au profit d’un langage stéréotypé qui n’exprime que l’insignifiant et l’anecdotique.
Comment peut-on être Suisse ?
Il est vrai que mon pays est une construction étonnante, mal connue. Sa performance la plus extraordinaire est sa diversité culturelle et linguistique. Sa familiarité avec le multilinguisme lui donne accès non seulement à plusieurs cultures, mais aussi une certaine compréhension des phénomènes linguistiques et de leur cohabitation. Prenons l’exemple du canton des Grisons. On y pratique cinq « langues » romanches orales, outre l’allemand et l’italien. Or, ces parlers se mouraient. Fallait-il se résigner ? Un pas fut franchi, en 1938, par la reconnaissance dans la Constitution fédérale du romanche comme quatrième langue nationale. La création d’une langue écrite de compromis a eu le mérite de l’inscrire dans la durée. Aujourd’hui, les enfants grisons sont scolarisés en romanche jusqu’en 3e année puis en allemand (majoritaire) ou en italien selon le lieu. Ce qui n’est pas sans poser des problèmes aux familles qui ne pratiquent pas le romanche. Cette solution a toutefois des inconvénients, dont une diminution de l’intérêt pour un multilinguisme plus large s’étendant aux grandes langues européennes, qui caractérisait traditionnellement les Grisons. Le modèle grison, ou un modèle apparenté pourrait constituer une solution pour la Corse dans une France qui reconnaîtrait enfin son multilinguisme sans crainte de perdre le français…
Le repli de la Suisse allemande sur son dialecte est un contre-exemple. Il s’inscrit dans le courant de décentralisation de très grande amplitude historique qui traverse les pays et les continents depuis les années 1960, mettant en évidence les valeurs locales, les particularismes. Moribonds, les patois tessinois ont été revalorisés, réactualisés notamment par le théâtre amateur. Mais si le Tessinois, comme le Grison, est resté très souple, passant sans solution de continuité du dialecte à l’italien ou l’allemand standard, selon son interlocuteur, il n’en va pas du tout de même du Suisse allemand. En quelques décennies, les dialectes alémaniques ont pris la place d’une véritable langue maternelle à la radio, à la TV, sur les affiches publicitaires… et ceci dans toutes les couches de la population, remplissant ainsi une fonction identitaire et unificatrice conforme à l’esprit du temps. Ce serait parfait si l’allemand standard et écrit, fort éloigné des dialectes, n’était pas de plus en plus ressenti comme une langue étrangère. Cet affaiblissement de la maîtrise d’une langue de science, du droit, de culture comporte un risque d’enfermement dans le localisme, le provincialisme et l’affectif.
Pour se réinsérer dans le grand ordre du monde, les Alémaniques auraient pu renforcer leur relation avec le français, deuxième langue nationale et langue mondiale, comme ils l’ont fait régulièrement depuis le XVIe siècle. Historiquement, l’équilibre entre la force numérique des Alémaniques et le prestige et la puissance de la France, dont les Romands partageaient la culture, est constitutif de la Suisse. Or, l’effondrement de l’empire soviétique et la domination unipolaire qui en est résulté, ont créé une polarité nouvelle, reléguant provisoirement l’attractivité de la culture latine au profit du modèle américain. C’est là un mouvement historique sur lequel le volontarisme politique n’a que peu de prise. Emmenés par l’aile économiste et la droite populiste, les Suisses allemands se détournent du français au profit de l’américain. Autant sinon plus que les raisons utilitaristes invoquées, il s’agit d’un choix identitaire. Ceci n’est évidemment pas sans conséquences sur les rapports avec la Suisse latine.
Il serait temps de se rappeler que la Suisse est le fruit de notre volonté ; les Alémaniques disent volontiers qu’elle est une Willensnation. Notre identité helvétique ne découle pas d’un « ordre naturel », elle n’est pas donnée par l’ethnie, la géographie ni la langue. Elle est une construction volontariste, dynamique, qui repose essentiellement sur la conviction des citoyens que nous partageons un destin commun. Son génie et sa pérennité résident dans la reconnaissance à part égale de ses communautés culturelles et linguistiques. Si cette conviction venait à n’être plus partagée, ni transmise ni entretenue par l’école, alors la Suisse pourrait connaître un jour le sort de la Belgique.
Et pourtant, le pire n’est pas toujours sûr. Les déboires américains dans leur tentative de dominer le monde par la force et d’imposer leur modèle économique à leur seul profit, l’affirmation d’autres puissances émergentes, Brésil, Inde, Chine, Russie, sont en passe d’entraîner un rééquilibrage affaiblissant d’autant l’américanomanie. Alors, dissipés les engouements identitaires et mercantiles qui conduisent d’aucuns à se déguiser en cow-boy texans, on renouera le fil de notre multilinguisme national. La Suisse n’est pas la Belgique, de bleu de bleu !
Du bonheur d’être un francophone suisse polygame
J’ai la chance d’avoir pour langue maternelle une langue mondiale parlée dans les cinq continents. Je suis conscient de cet énorme privilège et de l’accès qu’il me donne à une culture extraordinaire dont la diversification stimulée par la décolonisation et les mouvements migratoires est un enrichissement.
Le multilinguisme hérité de mon pays et de mes parents est une autre chance. Contrairement aux craintes communes, il n’enlève rien à ma maîtrise et à mon amour du français. En matière d’amour des langues, j’avoue et revendique sans aucune vergogne ma polygamie.