De notre négligence à cultiver notre patrimoine multilingue

Numéro 28 – Décembre 2010

Est-ce pour enquiquiner les Romands que les Suisses allemands parlent Schwyzertütsch et négligent de plus en plus le français en faveur de l’anglais ? Et ces Welsches, n’auraient-ils pas tendance à n’en faire qu’à leur tête ? Deux parlementaires nationaux ont voulu en avoir le cœur net en payant de leur personne. Le radical zurichois Ruedi Noser, homme de l’économie, poids lourd du Conseil national, est venu s’installer pour un an avec sa famille sur les bords du Léman. Avec le jeune conseiller national vert fraîchement élu, le Genevois Antonio Hodgers, qui a décidé de passer plus de temps à Berne pour comprendre la Suisse alémanique, ils se sont croisés pour tenter d’élucider les rapports entre concitoyens devenus apparemment si étranges les uns pour les autres. Par leurs impressions et propositions qu’ils nous ont fait partager par voie de presse, ils ont rouvert le débat public sur une des plus étonnantes réalisations helvétiques : faire vivre ensemble des populations venant de cultures et parlant des langues différentes. Le sommet de la francophonie, accueilli à Montreux cet automne, relance le débat sur le multilinguisme helvétique, car on ne peut parler du français, de sa place dans le monde et dans notre pays, sans le situer parmi les autres langues.

La Suisse est un modèle de diversité culturelle et linguistique. C’est Napoléon, en 1798, qui en formalise le premier l’idée : l’identité Suisse est multilingue et ses trois langues doivent être mises sur pied d’égalité. On l’a perdue à la Restauration. Avec la Constitution de 1848, le multilinguisme devient un élément stratégique fondateur de notre identité. Il apporte, avec un bon siècle d’avance sur nos voisins, une solution originale et pacifique à une question à l’origine de nombreux conflits identitaires. Si on devait le reperdre au profit d’un anglais de communication banalisé, les conséquences seraient imprévisibles.

Pour traduire cette intention dans la réalité, il fallait des outils. L’instruction publique est sans doute le plus performant. Jusque dans les années 1990, priorité sera donnée à l’enseignement de l’allemand et du français en première langue étrangère. L’utilisation des grandes régies fédérales – Chemins de fer fédéraux, PTT – comme vecteurs de multilinguisme est moins connue. Pourtant, leur constitution a été d’abord une arme politique et stratégique de modernisation de la Suisse dès la fin du XIXe siècle jusqu’à la Deuxième guerre mondiale. Une réponse puissante à l’esprit du Sonderbund. Ainsi, tant aux postes qu’aux chemins de fer, le stage dans une autre région linguistique assorti de cours de langue devient un passage obligé vers une promotion. Enfin, même si elle ne concernait que les hommes, l’armée a contribué à la rencontre des jeunes Suisses. Il y a aussi des initiatives privées organisées sur une plus ou moins grande échelle. Le fameux « Welschlandjahr » consistant à passer un an en Suisse romande en est une. Jusque dans les années 1960, la grande majorité de la jeunesse quittait définitivement les études à la fin de la scolarité obligatoire. En attendant l’entrée en apprentissage ou dans la production, des séjours dans une autre région linguistique lui étaient proposés. L’attrait était très inégal, cependant : l’envoi en Suisse alémanique était plus souvent brandi comme une menace. Mais dans les familles cultivées, de part et d’autre, on avait conscience de l’avantage de maîtriser une deuxième langue nationale par la pratique, et les migrations à l’intérieur du pays pour des raisons diverses, économiques entre autres, ont renforcé le panachage Alémaniques-Latins, chanté par Gilles.

Non délimitée par des frontières géographiques naturelles, la Suisse démocratique est l’aboutissement d’une longue évolution convergente de cultures dissemblables cimentée dans la Constitution de 1848. « Die Schweiz ist eine Willensnation », la Suisse est le fruit d’une volonté. C’est par la culture, les valeurs et les identités qu’elle véhicule que se forge la conviction partagée qui l’unifie, faite à la fois de traditions et d’une recréation permanente. Ce que rappelle le message de l’Office fédéral de la culture (OFC) en consultation actuellement sur l’application de la loi fédérale sur l’encouragement la culture (LEC). Mais quelle est la force actuelle de cette volonté et quels sont ses supports ? Car pour qu’une volonté commune se forme, il faut des conditions, un terreau. En fait, la Suisse a historiquement bénéficié du développement inégal entre le monde germanique constitué tardivement en une nation unifiée par une langue alors que la France est devenue sous Louis XIV non seulement une puissance militaire et économique, mais aussi un pôle culturel rayonnant. Ainsi, les Romands ont abandonné sans regrets le franco-provençal en faveur de la langue des rois de France.

Le statut de minoritaires des Romands au sein de la Confédération était alors contrebalancé par l’aura d’une grande culture internationale que les élites alémaniques avaient adoptée. Or, les États-Unis sont sortis renforcés de la Deuxième guerre mondiale pour devenir la première puissance mondiale. La France a suivi un chemin inverse tout en demeurant une puissance moyenne qui compte encore. La tradition républicaine d’inspiration jacobine qui mise sur le pouvoir unificateur des institutions d’État est encore une référence, mais elle perd du terrain en même temps que la langue qui la véhicule. Le modèle anglo-saxon s’impose non seulement par l’économie, la méfiance envers l’État, mais aussi par une image de liberté individuelle, le rêve de grands espaces chanté sur tous les tons par des musiques qui ont conquis la jeunesse.

Le statut de minoritaires des Romands au sein de la Confédération était contrebalancé par l’aura d’une grande culture internationale que les élites alémaniques avaient adoptée.

C’est désormais l’anglais – ou plus exactement l’américain – qui est devenu « sexy », l’affinité pour l’american way of life des Romands et des Suisses alémaniques étant inégalement partagée, au demeurant, creusant un fossé entre les deux. La loi sur les langues a connu un accouchement difficile : 10 ans. Elle a finalement été adoptée en octobre 2007 par les chambres. Mais son article 15.3 qui entendait « donner la priorité à une langue nationale » dans « l’enseignement des langues étrangères. », adopté à une large majorité au National, a été balayé par le Conseil des états en faveur du libre choix des cantons entre l’anglais et une langue nationale. C’est le chef du Département de l’instruction publique zurichois, Ernst Buschor, qui avait sonné la charge en 2000 en imposant l’anglais précoce à la place du français en violation délibérée de la directive intercantonale alors en vigueur. Désormais, la plupart des cantons alémaniques donnent la priorité à l’enseignement de l’anglais sur le français. Les romands maintiennent la priorité à l’allemand ; difficilement. On en est là aujourd’hui.

Pour en revenir à la question du début : pourquoi les Suisses allemands s’obstinent-ils à parler un dialecte qu’on ne comprend pas et qu’on n’apprend pas à l’école ? Tout simplement parce que c’est leur langue maternelle, celle de leurs émotions, de leur vécu, comme le genevois est la mienne. Il n’y a aucune intention dans cela. La montée en puissance des dialectes depuis les années 1970 correspond à une évolution d’amplitude mondiale de réappropriation des racines avec ses ambiguïtés. Elle a le mérite d’ancrer les populations dans leur sol, de renforcer leurs identités spécifiques ; en cela, le dialecte a un pouvoir d’identification incomparable. Il se trouve que les quelque 75 dialectes alémaniques appartiennent à un groupe linguistique différent de la langue écrite.

Comme le disait Dürrenmatt, l’allemand écrit est une langue paternelle, celle de la raison, de l’État. Elle vient de l’extérieur et son apprentissage comporte un degré de difficulté différent selon l’origine sociale. Sans l’apport décisif de l’école publique, la « fracture culturelle » entre les descendants de familles cultivées et les autres ne peut que s’accentuer avec tous les dangers qu’elle comporte. Moins visible mais pas moins réelle, on observe la même tendance en Suisse latine avec un affaiblissement progressif de l’écrit et de sa précision. Or, c’est par l’écrit que passe la capacité d’abstraction, la possibilité de dissocier les émotions de la raison ; bref, l’écriture a été et est le principal vecteur de civilisation. L’affaiblissement de l’effort collectif pour le transmettre est lourd de menaces pour l’avenir à l’heure où la Suisse adulte comporte entre 13 % et 19 % d’illettrés.

La loi sur les langues a le mérite d’exister. Elle réaffirme la valeur du multilinguisme et préconise une intensification des échanges intercommunautaires. Mais ses hésitations entre l’anglais et le multilinguisme helvétique l’affaiblissent considérablement. Et sans budget pour développer sur une grande échelle les échanges intercommunautaires préconisés, on voit mal comment passer de la pétition de principe à la réalité. Les grands vecteurs institutionnels de multilinguisme sortent également très affaiblis du vent de réformes des années 1990. Les régies sont progressivement démembrées, leurs services « libéralisés ». La conscription obligatoire est mise en cause ; l’armée 21 ne représente plus le mâle rite de passage à l’âge adulte. Quant à la part budgétaire de l’instruction publique, elle est en diminution depuis une quinzaine d’années, alors que ses tâches sont de plus en plus nombreuses. Enfin, les horizons de la jeunesse se sont élargis : on voyage en Asie, en Afrique, aux USA… L’anglais y est plus « utile ».

Sombre tableau ? Oui et non. Nous vivons sur un acquis historique dans une configuration politique qui a profondément changé. L’impulsion donnée en 1848 reste encore active. Aussi bien en Suisse latine qu’alémanique, des gens de culture ont conscience de l’importance de connaître « l’autre Suisse » et la transmettent à leurs enfants. Ce qui s’est affaibli, en revanche, c’est la volonté politique qui s’est effacée devant la raison financière, qui s’exprime en anglais. La plupart des propositions émises par des Romands l’été dernier, focalisées sur la parole et moralisatrices, me paraissent à côté de la plaque. L’un voulait obliger les médias à utiliser l’allemand, ou inscrire le Schwyzertütsch au patrimoine à protéger. Comme si la Suisse alémanique était une réserve d’Indiens ! D’autres rêvent d’une école qui enseignerait le dialecte. Mais à part quelques phrases toutes faites, des chants et comptines, la langue se fixe à long terme par l’écrit.

Jean-Frédéric Jauslin, directeur de l’OFC, nous a dit comment le Schwyzertütsch lui est venu tout naturellement au contact avec les gens. C’est ce que j’ai observé chez des Latins établis en Suisse alémanique et sur moi-même. C’est avec les gens qu’on se met à parler allemand ou dialecte. Alors ? Ce à quoi je crois, c’est l’institution d’un érasme helvétique inscrivant dans le parcours de tout étudiant un passage d’au moins deux semestres dans « l’autre » région linguistique. Ce que font déjà sans problème depuis toujours les Tessinois. Mais là, on se heurte à une résistance politique. On en reparlera nécessairement, car la question linguistique est essentielle à notre pays.