Francophonie & monde arabe : dépasser les rapports de force

Numéro 28 – Décembre 2010

Le dernier sommet de la francophonie s’est tenu récemment à Montreux, en Suisse. Sa couverture par la presse a mis en évidence les deux principales attitudes stéréotypées que suscite de nos jours la langue française : se lamenter ou ricaner. Ceux qui se lamentent regrettent le temps où le français était la langue des relations internationales bien avant l’anglais, où le système métrique et le droit civiliste s’imposaient sur tout le continent européen et au-delà, où la Ville-Lumière faisait rayonner « notre » civilisation sur un monde forcément ébloui. Et ils déplorent qu’à présent l’usage et l’apprentissage de leur langue soient en recul et que les jeunes francophones soient de plus en plus nombreux… à la massacrer.

L’ennui avec cette attitude, c’est que ses tenants glissent trop vite et trop souvent dans la nostalgie d’un empire français sur lequel le soleil ne se couchait jamais, quand ce n’est pas dans le chauvinisme pur et simple. En outre, il y a la schizophrénie du pouvoir en place à Paris : comment peut-il s’étonner de l’évolution actuelle s’il sabre les budgets de la culture, de l’enseignement et de la recherche ? Et, s’il ne s’efforce même plus de lutter contre la précarité sociale, que peut-il attendre des jeunes qui ont le sentiment d’être privés d’avenir ? Pourquoi, depuis longtemps déjà, abandonne-t-il leur éducation à la télévision tout en s’acharnant à réduire les moyens et le prestige de l’école ?

La deuxième attitude, celle des ricaneurs, est plus à la mode. Il est difficile de résister au plaisir de donner – verbalement – le coup de pied de l’âne à la France, puissance vieillotte et déchue. Et certaines réactions sont compréhensibles : là où le français progresse encore, en Afrique, son hégémonie a des relents de néocolonialisme. La francophonie institutionnelle présente bien des carences, surtout quand elle ne se manifeste que par des rassemblements de chefs d’État qui président à des régimes politiques immobilistes et discrédités. Quand on évoque les rapports avec l’ancienne métropole, on commence à sentir un certain ras-le-bol chez les jeunes intellectuels africains, sans doute aggravé par la vie qui est faite aux immigrés en France aujourd’hui.

La schizophrénie du pouvoir en place à Paris : comment peut-il s’étonner de l’évolution actuelle s’il sabre les budgets de la culture, de l’enseignement et de la recherche ?

Il n’en reste pas moins que cette attitude devient lassante elle aussi. Il est fatiguant de voir, par exemple, la majorité des médias suisses – romands ! – répercuter toujours une certaine pensée unique anglo-saxonne pour railler « les Français qui font toujours grève », comme si le modèle économique qui s’est mondialisé depuis les années Reagan et Thatcher était incontestable et ne pouvait faire que des heureux. Il est regrettable de voir les Suisses s’intéresser de moins en moins aux autres langues de leur pays, pour préférer « communiquer » dans un anglais rudimentaire, dépourvu de nuances, dans un anglais qui n’est pas la langue de Shakespeare mais plutôt un moyen de mieux vendre de la camelote. Les anglophones cultivés eux-mêmes sont les premiers à se plaindre du règne du Globish. Le triomphe apparent de l’anglais cache une réalité – l’appauvrissement de sa substance – et aussi le fait que, d’une certaine façon, on est en train de voler aux générations futures ce bien commun de l’humanité : la possibilité d’exprimer une pensée riche. S’il faut s’inquiéter d’une chose, c’est donc moins du déclin relatif de la culture française, une culture parmi d’autres, que de la menace qui pèse sur la diversité de l’ensemble des cultures. La défense et l’illustration de toutes les langues, appuyées sur une longue tradition et capables de se féconder mutuellement, participent de l’intérêt général.

Si tel est l’enjeu, c’est la vision des relations interlinguistiques en termes de domination qui apparaît dépassée et peu imaginative. Si, dès lors, on est à la recherche d’idées originales, on peut lire avec profit Claude Hagège, qui faisait remarquer dans Le français et les siècles – 1987, déjà – un atout très particulier de la langue française : en dehors de l’anglais, elle est la seule des grandes langues internationales à être représentée dans toutes les régions du monde, ce qui n’est pas le cas de l’arabe, du chinois, de l’espagnol ou du russe, circonscrits à un groupe de pays plus ou moins compact. Cela fait du français « la » langue mondiale autre que l’anglais. Celle de ceux qui ne se contentent pas d’apprendre une langue étrangère uniquement pour se simplifier la vie.

De fait, c’est bien cela qu’était le français du temps de sa « splendeur » en Europe : la langue des gens exigeants, polyglottes et cosmopolites, celle que parlaient ceux qui en connaissaient plus de deux. Indépendamment de l’hégémonie politique de la France car, hormis l’épisode napoléonien, la France ne s’est pas étendue en Europe au-delà de son territoire actuel. Quand la langue française était « splendide » en Europe, elle était en concurrence avec d’autres langues écrites, et cette concurrence ne lui nuisait pas.

Chose curieuse, et qui mériterait une étude approfondie : c’est précisément ce schéma que l’on retrouve aujourd’hui avec la langue française dans le monde arabe. Malgré les blessures de l’histoire passée et présente, on n’y compte plus les écrivains qui ont su se montrer d’authentiques créateurs en français ; au XXe siècle : Mouloud Feraoun, Kateb Yacine, Rachid Mimouni ; de nos jours : Assia Djebar, Tahar Ben Jelloun, Amin Maalouf, Yasmina Khadra, Albert Cosseiry, Anouar Benmalek… Tous ont en commun ce caractère pluriculturel revendiqué. Dans leur vie et dans leur œuvre cohabitent plusieurs cultures multiséculaires qui, loin d’empiéter les unes sur les autres, sont source de dynamisme pour les unes et les autres. Il y aurait beaucoup à explorer dans cette sorte de paradoxe : afin de sortir des formules routinières, de réorienter des politiques fossilisées, d’aider les humains à vivre ensemble et, enfin, de nous permettre à tous de goûter de nouvelles formes de beauté et d’intelligence.