Un romand à Berne

Numéro 28 – Décembre 2010

Un Romand à Berne, une incongruité ? Bien sûr que non ; nombreux sont les Romands qui y gagnent leur pain, qui hantent à longueur de journées ses rues et ses bistrots. Toutefois, et malheureusement, moins y vivent aujourd’hui. Souvent, ils préfèrent habiter dans une région francophone limitrophe et limitent leur présence au cœur de la capitale fédérale aux heures de travail… C’était différent autrefois ; la tradition s’est perdue… Pourtant les Romands n’ont pas déserté Berne ; ils arpentent les couloirs de l’administration fédérale, des organisations économiques, des multiples lobbies qui font aussi, à leur manière, la vie fédérale. Les Romands sont partout, et pas seulement comme « Alibi-Welsches »…

Mais le retrait des Romands de la vie bernoise les confinerait-il donc dans un rôle de simple navetteur qui, au-delà de son périmètre professionnel, vivrait à part, comme un étranger sur son sol national ? Je ne le crois pas. J’ai vécu dix ans à Berne même si ma vie sociale et politique me ramenait très – trop ? – souvent sur les bords du Léman. Mais, participer à la vie politique fédérale, même sans être forcément intégré dans la vie sociale bernoise, confère à celle ou celui qui a fait ce choix une vision moins caricaturale de la réalité des relations entre Romands et Alémaniques… et un sens plus précis de la nature de notre démocratie.

Il est vrai que le petit monde la politique fédérale (au sens large) n’est pas simple, avec ces récurrents problèmes de langue et de mentalités à accorder. Mais ce contexte particulier dévoile la réalité suisse dans ses aspects les plus fascinants. Et plus on plonge dans les méandres de cet univers, mieux on saisit les raisons profondes qui font que la Suisse constitue un tout, malgré les différences entre régions linguistiques, sur lesquelles on ne cesse de gloser. Vivre dans le microcosme fédéral confronte l’individu concerné aux fondements mêmes de la Confédération, à des valeurs souvent ressassées comme des mythes élimés, mais qui n’en forment pas moins un socle qui a résisté à toutes les tempêtes de l’histoire. Se mouvoir dans cet environnement, c’est véritablement entrer dans l’âme helvétique, dans ses spécificités, et ses travers sans doute aussi, qui sculptent ce que l’on peut appeler, avec la prudence qui s’impose, une sorte d’« identité » helvétique.

Ces deux valeurs « piliers », et auxquelles je voue une réelle affection, sont le fédéralisme et la démocratie directe. Travailler dans le monde politique fédéral, à l’État, mais surtout dans cette myriade d’associations qui détiennent une mission si essentielle dans notre démocratie référendaire, c’est pratiquer au quotidien ces deux principes cardinaux de la « suissitude » dans ce qu’elle a de meilleur. À travers le fédéralisme jaillit l’expérience permanente de la différence, de la possibilité d’envisager un problème sous un autre jour, parce que les mots ne veulent pas toujours dire la même chose par la grâce d’une traduction, parce que les mots cachent des sentiments, des sensations, qui dépassent la simple translation technique d’un vocable dans un autre idiome. Le fédéralisme développe ainsi l’aptitude d’admettre que l’autre peut se débrouiller, qu’il peut avoir des idées à même d’enrichir sa propre compréhension de tel ou tel phénomène.

Mais le fédéralisme serait incomplet sans la démocratie directe. Je suis de ceux qui sont convaincus que ces deux principes se conjuguent pour offrir la meilleure protection des minorités qu’un système politique peut fournir.

À travers le fédéralisme jaillit l’expérience permanente de la différence, de la possibilité d’envisager un problème sous un autre jour.

Le fédéralisme, en coagulant plusieurs micro-États autour d’un « tronc » commun qu’est l’État fédéral, permet certes une réelle séparation des pouvoirs et empêche le Léviathan de se réveiller. Il oblige chaque communauté « étatique » à assumer ses responsabilités, peu ou prou : chacun peut se retrouver dans la minorité ou la majorité un jour ou l’autre. Et la démocratie directe assure la même fonction au niveau de l’individu. Romand, Alémanique ou Tessinois, il ne sait jamais, à la veille de chaque votation à quelle majorité il appartiendra. Il n’y jamais un bloc contre un autre. La démocratie directe contraint ainsi, envers et contre tout, au dialogue et à un minimum d’effort pour comprendre – un peu – autrui, même dans une autre langue. Et si les Helvètes continuent à faire cet effort, c’est parce qu’ils savent que c’est la condition d’une démocratie, en fin de compte, très efficace en dépit des esprits chagrins qui s’alarment à intervalles réguliers des humeurs parfois surprenantes, il est vrai, du peuple.

Mais si cette alchimie fonctionne, c’est aussi parce que l’histoire suisse moderne, tout en se nourrissant à ces deux mamelles, a connu dès la fin du XVIIIe siècle, un formidable essor associatif, d’où sont sortis tous ces lobbies qui sont les principaux « fournisseurs » de la démocratie directe, qui l’organisent et la font vivre. Et les grandes associations qui ont accompagné, sinon dessiné, l’histoire suisse, ne sont jamais monoculturelles : elles couvrent, comme les partis politiques, l’ensemble du pays, rassemblent tous les Suisses qui adhèrent à l’idée qu’elles défendent, avec des difficultés souvent mais, par ce travail, naît un espace politique de dialogue qui, par son hétérogénéité, assure la cohésion du pays avec des citoyens nantis de denses privilèges démocratiques.

Travailler à Berne, c’est participer à cet acte politique qu’est la construction toujours en chantier d’un État protéiforme : la Suisse. Travailler dans cet univers, c’est fonctionner comme l’une des innombrables petites passerelles qui animent cette vie politique extraordinairement vivace qui caractérise notre pays. Travailler à Berne c’est, enfin, vivre dans le pluriculturel politique, au-delà des langues, dans la conviction de la pertinence des outils démocratiques et fédéralistes pour créer l’unité.