Éviter le désastre

Numéro 29 – Mars 2011

Des centaines d’artistes contraints de s’improviser enseignants ou animateurs, des spectacles annulés, des saisons tronquées, des metteurs en scène, des danseurs et des cinéastes obligés de demander l’aide sociale… un film-catastrophe qui risque d’assaillir bien réellement les écrans et les salles de spectacle suisses très prochainement. À tel point qu’il n’est plus l’heure de s’insurger contre cette nouvelle loi sur le chômage, qui privera la quasi-totalité des intermittents de la couverture chômage à laquelle ils avaient droit jusqu’à maintenant.

Le Comité 12a, un front commun ralliant les principales forces en présence de la branche, n’a donc qu’un objectif, pour éviter le désastre à court terme : l’adaptation par le Conseil fédéral de ce petit alinéa « 12a » de l’Ordonnance d’application, censée tenir compte des spécificités de l’intermittence…
Il ne fait aucun doute que la révision de la Loi sur l’assurance-chômage (LACI) adoptée par le peuple cet automne ne tient aucun compte de la situation professionnelle des acteurs culturels. Ses exigences revues fortement à la hausse – cotiser 18 mois (et non plus 12) sur 24 pour avoir droit à 400 indemnités – ne sont pratiquement accessibles à aucun d’entre eux, et priveront donc très vite la majorité des artistes d’un palliatif financier indispensable à leur survie entre deux contrats.

Elles reflètent surtout plus cruellement encore le fossé qui existe entre les réalités de la branche et la façon dont est conçue l’assurance-chômage. Celle-ci vise à « éviter les récidives », à « faciliter le retour à l’emploi », mais personne autant que les récidivistes de la culture ne retourne si fréquemment à un emploi, qu’il perd fatalement de nouveau une fois le rideau baissé. La révision cherche à faire des économies, mais celle, minime, que générerait l’exclusion des seuls 2 % d’assurés que représentent les acteurs culturels, poussera ces derniers vers une aide sociale autrement plus onéreuse et déstructurante.

On oublierait presque de mentionner que c’est toute la production artistique qui est menacée. Et que même s’il existait des centaines de postes de clown d’hôpital et de professeurs de danse, de cinéma ou de théâtre pour satisfaire les adeptes des plans de reconversion, on voit bien comment cette « hobbyisation » des métiers du spectacle va exactement dans le sens contraire d’une professionnalisation, voulue naguère par tous.

Cette révision est donc la goutte qui fait déborder un vase depuis longtemps plein. Elle oblige nos politiciens à se poser la question du modèle de société qu’ils cherchent à construire : le Conseil fédéral veut-il vraiment gâcher d’excellents investissements culturels, notamment dans les Hautes Écoles, et continuer de former des anomalies sociales forcées à un régime de semi-amateurisme ? Veut-il nier l’existence d’un milieu culturel professionnel, en ne prévoyant pas pour lui d’assurances sociales adaptées, alors qu’il le fait pour bien d’autres corps de métier ?

Le problème est donc bien d’ordre social plus que culturel. Si l’assurance-chômage existe pour pallier le manque d’emploi, alors l’État ne devrait pas tolérer qu’une profession entière, du fait des conditions objectives du métier qu’elle exerce, n’y ait tout bonnement pas accès.

On oublierait presque de mentionner que c’est toute la production artistique qui est menacée.

Syndicats et associations réagissent eux déjà depuis longtemps : création d’un fonds d’encouragement à l’emploi (Action Intermittents), d’un recensement des intermittents (SSRS[1]), « Appel à la reconnaissance des professions du spectacle »… De plus, ils expriment unanimement le besoin d’une réflexion profonde sur l’avenir de ces métiers. Mais la fameuse question des subventions concerne les cantons alors que la LACI est fédérale. Elle ressort en outre du champ culturel alors que l’urgence est sociale. Aussi nécessaires soient-ils, de tels chantiers demandent le concours actif de toute la branche. Or, si rien n’est fait dans les jours qui viennent, la branche sera sciée.

Là est l’urgence : à partir d’avril, avec l’entrée en vigueur de la loi, une majorité des comédiens, danseurs, cinéastes, metteurs en scène, techniciens disparaîtront progressivement du champ artistique. Une catastrophe imminente, à laquelle il faut riposter par le moyen le plus immédiat et réaliste, sans quoi il ne restera bientôt plus personne dans ce métier pour envisager des réformes plus vastes.

Le Comité 12a, lancé par diverses personnalités du milieu culturel, a donc entrepris de réunir l’ensemble des organismes professionnels et syndicaux derrière un objectif ciblé, le seul qui permette à la majorité des acteurs culturels de maintenir leur niveau d’indemnisation dans le cadre de la nouvelle loi. Il demande que pour les intermittents du spectacle et de l’audiovisuel, les 90 premiers jours cotisés pour chaque contrat (et non plus 30[2]) soient comptabilisés à double dans le calcul donnant droit aux indemnités de chômage.

En prévoyant, lors de la précédente révision, une Ordonnance sur l’assurance-chômage où seraient définies de telles modalités pour les professions les plus fragiles, le Conseil fédéral avait reconnu la spécificité des métiers artistiques, leur accordant le doublement des 30 premiers jours pour leur permettre d’atteindre les douze mois de cotisation requis. Puisque la loi change à présent, cet accommodement doit évoluer en conséquence. L’indexation de l’article 12a à 90 jours n’est qu’une adaptation de cette mesure à la nouvelle donne, afin que les intermittents préservent leur droit à la protection du chômage.

De nombreux hommes et femmes politiques, tous partis confondus, ont compris l’urgence d’une situation qui va bien au-delà des oppositions politiques traditionnelles. Si d’aventure l’article 12a OACI n’était pas modifié, les conséquences culturelles, sociales, économiques et humaines seraient telles que l’économie initialement recherchée en paraîtrait tout simplement dérisoire.

Jacob Berger, cinéaste
Julien Lambert, metteur en scène et coordinateur du Comité 12a

[#1] Syndicat Suisse Romand du Spectacle
[#2] Art. 12a de l’Ordonnance sur l’assurance-chômage