Y a-t-il une vie après la direction d’un théâtre ?
En principe, la durée de mandat d’un directeur de théâtre est limitée dans le temps. La créativité qu’on attend d’un directeur de théâtre ne ferait pas bon ménage avec l’installation dans une fonction qui demande plus que de simples aptitudes de gestionnaire. Qui plus est, contrairement à la France, en Suisse on ne recycle pas les directeurs ; il n’y a pas de prime de départ ni de poste réservé. Donc si l’exercice de la fonction est prenant, enthousiasmant, la reconversion peut s’avérer difficile, voire traumatisante. Se pose alors la question de la pertinence de cette règle. Je l’ai posée à deux ex-directeurs de théâtre, Mathieu Menghini et Philippe Morand, qui l’ont acceptée en fixant d’entrée une limite à leur mandat. L’un et l’autre ont quitté leur fonction après le temps qu’ils s’étaient impartis et un parcours pleinement réussi.
Très jeune, à 28 ans, Mathieu Menghini assume sa première direction de théâtre au Centre culturel neuchâtelois-Théâtre du Pommier. Suit la direction du Théâtre du Crochetan, à Monthey, et cinq ans durant celle du Théâtre Forum Meyrin à Genève de 2005 à 2010. Malgré un parcours unanimement apprécié et l’insistance de la conseillère en charge de la Culture à Meyrin, il refuse de rempiler, prenant le monde culturel genevois à contre-pied. Il invoque à la fois des raisons personnelles – de voir grandir ses trois filles – mais aussi le besoin de diversifier ses engagements. À 38 ans, il « divise son passé en trois épisodes : sept années d’études, huit de politique [membre du législatif de la Ville de Neuchâtel de 1992 à 1999] et dix de théâtre. Dans l’un ou l’autre de ces champs, j’ai été la même personne, obsédée par la question du ou des sens à donner à notre parcours individuel et collectif sur cette planète ; usant d’instruments d’action et de réflexion différents. »[1]
L’importance du sens revient de façon récurrente dans ses prises de positions publiques ; mais aussi le besoin de rester maître de ses choix, de ne pas se laisser enfermer dans une routine stérilisante. « Qu’il s’agisse des ressources humaines, de la gestion technique des infrastructures, des aspects budgétaires, qu’on le veuille ou non, tous ces aspects influent sur la nature profonde d’un projet artistique et il est juste de les assumer pleinement. Avec pour conséquence de restreindre le précieux temps du recul et de la cultivation de soi. Un temps existentiellement indispensable pour moi. La direction de théâtre n’a jamais été une finalité. J’y ai vu l’occasion de penser pratiquement les liens de l’art et d’une collectivité, du sensible et du politique, de l’existentiel intime et du bien commun. » Et puis, il se méfie des pièges du pouvoir « au sens où j’apprécierais comme telle une situation élevée dans une hiérarchie institutionnelle. Non, enfant d’ouvrier, je n’ai que suspicion pour l’autorité. En revanche, j’ai placé toute mon énergie et mon esprit dans la défense de convictions et de principes ; je voulais qu’eux guident l’action du théâtre et non moi, mes vanités ou mes humeurs. Je crois qu’à Meyrin, il a été possible de réaliser un projet offrant l’une des actualisations possibles et pertinentes s’agissant d’un lieu de diffusion qui fonctionne sur la base de deniers publics et qui se doit donc de placer au cœur de son action les rapports de l’art et de la démocratie. »
Oui, il y a une vie après la direction d’un théâtre. « D’autres types d’investissements professionnels permettent de caresser ce même objectif : tel est le cas de mes enseignements actuels en histoire et pratiques de l’action culturelle auprès d’étudiants d’écoles d’arts ou de travail social. » « J’avais décliné un nouveau mandat à Meyrin avant d’avoir quelque assurance sur mon avenir. Mais par bonheur, l’insécurité n’a pas été longue. » Le 30 août 2010, Mathieu Menghini est nommé à la Haute école du travail social (HETS), chargé d’un enseignement de l’action et de la médiation culturelles.
« Dans la direction de théâtre, j’ai vu l’occasion de penser pratiquement les liens de l’art et d’une collectivité, du sensible et du politique, de l’existence intime et du bien commun. » (Mathieu Menghini)
La limitation du mandat de directeur de théâtre doit-elle être de règle, alors ? « Oui, il convient qu’il y ait une règle. Elle peut cependant être différente dans les lieux de création et ceux de diffusion. Quant aux exceptions, je pense qu’elles peuvent être admises dans la mesure même où le format de la personne en cause est lui-même exceptionnel : quand on a un Besson dans la région, que l’on cherche à le garder ne me choque pas. » « Mais, nuance-t-il, la situation des autres métiers du spectacle présente une précarité d’une tout autre ampleur qui, elle, mérite bien davantage l’attention des pouvoirs publics. »
Philippe Morand se définit comme « homme de théâtre » aux multiples facettes liées à cette profession : comédien, metteur en scène, pédagogue, auteur, adaptateur. Lorsqu’il entre en fonction au Théâtre de Poche de Genève, en 1996, il a déjà 23 ans d’activité avec plus de soixante spectacles professionnels à Strasbourg, Bruxelles, Montréal et dans toute la Suisse romande. Né à Delémont en 1951, il s’est initié au théâtre dans les troupes d’amateurs, a suivi la formation professionnelle de l’Institut National Supérieur des Arts du Spectacle (INSAS) de Bruxelles, a passé cinq saisons au Théâtre Populaire Romand, enseigné et parcouru le monde.
« En postulant à la direction du Théâtre de Poche, j’ai précisé que je limiterais mon mandat à sept saisons. Cela donne le temps de construire un projet, de le faire accepter par le public et de conclure. J’entendais donner une identité au théâtre en créant des spectacles d’auteurs d’aujourd’hui dans les meilleures conditions, mettant en valeur leur diversité, de la gravité à la jubilation. Par mon activité pédagogique dans divers pays et en Suisse romande, j’avais constitué un tissu de relations important. En fixant d’avance la durée, j’ai pu gérer l’énergie que j’étais à même d’engager. Le succès est intervenu plus tôt que prévu, au bout de deux ans, et en fin de mandat, en 2003, j’étais parvenu à fidéliser près de 2’000 spectateurs. De sorte que j’ai eu la satisfaction d’avoir accompli ce que je m’étais fixé. »
« Il est vrai que la direction offre un confort appréciable de moyens, de sécurité financière et d’emploi dans une profession aléatoire. De ce point de vue, le pouvoir est un privilège ; mais la sécurité qu’il offre n’est pas sans risques. C’est pourquoi il ne m’a jamais intéressé en tant que tel et je suis resté ferme sur cette détermination. Il est cependant un autre aspect incontournable : la fonction a exigé un engagement total au détriment de ma vie privée que je n’aurais jamais pu ni voulu tenir plus longtemps. Heureusement, tout au long la Fondation d’Art Dramatique (FAD) de la Ville de Genève m’a soutenu et m’a permis de quitter un lieu en parfait état de marche. »
« La fonction a exigé un engagement total au détriment de ma vie privée que je n’aurais jamais pu ni voulu tenir plus longtemps. » (Philippe Morand)
« Il y a tout de même une vie après la direction d’un théâtre avec trois vertiges. Au quotidien, d’abord, on a de nouveau du temps pour vivre, mais il faut s’organiser. Professionnellement, le succès m’a été plutôt préjudiciable, car on me craignait. Et puis économiquement, j’ai dû réapprendre à être un mercenaire du théâtre avec ses aléas. J’ai eu une année difficile financièrement, mais aussi de vie, d’insécurité. »
« En 2004, je suis engagé à la Manufacture (Haute école de Théâtre de Suisse Romande) aux côtés d’Yves Baunesne. La même année, on me confie la direction de la nouvelle collection de Théâtre en camPoche. Puis sont venus se greffer des spectacles comme comédien et metteur en scène. Enfin, en 2007, on me sollicite pour la direction de l’École de Théâtre de Martigny et, depuis 2008 je dirige le Théâtre de l’Alambic de Martigny et d’autres projets encore comme la création d’une Maturité Spécialisée artistique Orientation Théâtre… » « Rétrospectivement, j’estime que j’ai réalisé au fond le rêve de départ d’être un homme de théâtre complet dans tous les domaines que cela implique. »
La limitation des mandats de fonctions dirigeantes est une chose, sa généralisation aux « autres métiers du spectacle », en est une autre. On se gardera bien de confondre. Comme le souligne Mathieu Menghini, leur précarisation est « d’une tout autre ampleur qui, elle, mérite bien davantage l’attention des pouvoirs publics ». Aussi convient-il de préciser de quoi on parle : c’est de la créativité liée à l’exercice du pouvoir à la tête d’une institution. Certes, comme toute règle, les exceptions doivent être possibles ; mais la règle oblige à les motiver. Dans nos démocraties, la limitation de la durée des mandats politiques découle d’une réflexion sur l’exercice du pouvoir remontant à Montesquieu. Le pouvoir sans limite pervertit même les meilleures intentions. Or, ce qui vaut pour un élu du peuple, vaut aussi pour un directeur de théâtre. Philippe Morand et Mathieu Menghini ont considéré leur mandat comme une étape dans un parcours professionnel exigeant, intégrant une remise en jeu périodique, qui est aussi un choix de vie. C’est la curiosité, le désir de créer, la quête de sens qui qualifient un directeur de théâtre, alors que le besoin de prestige, le goût du pouvoir sont stérilisants. Sa « mission » implique un engagement, une disponibilité exceptionnels qui ne sont pas à la portée de tous ni praticables à long terme. Le moment de la reconversion n’est jamais facile. Mais la détermination de rester maître de ses choix, le besoin de leur donner du sens sont les meilleures garanties pour sa réussite.
[#1] Interview in Genève active, août 2009