Chanter, écrire & raconter des poèmes, ma seule certitude

Numéro 41 – Mars 2014

Le premier poème qui a retenu mon intérêt a été Dans ma maison de Jacques Prévert ; j’avais 17 ans. La manière dont le poète joue et jongle avec les mots et les images m’a surpris, ému, touché ; j’ai emprunté le livre et en l’ouvrant, comme Obélix dans son chaudron de soupe magique, je suis tombé en poésie.

Mon envie de chanter est née plus tard ; en me promenant dans la vieille ville de Lausanne, j’ai vu une guitare dans la vitrine d’un antiquaire. Je n’avais jamais touché à un instrument de musique, je ne connaissais rien au solfège, avec un salaire minuscule je pouvais à peine me loger et me nourrir, mais sans savoir précisément pourquoi, je suis entré dans la boutique pour demander le prix de cette guitare. L’antiquaire m’a pris en sympathie et me l’a laissée pour un montant ridicule ; étant lui même musicien, il m’a appris les premiers accords nécessaires à accompagner quelques chansons. Quand il a vu que je m’en sortais, il m’a dit : « Pourquoi n’écrirais-tu pas une chanson, toi aussi ? » J’ai commencé par un premier poème : « Je suis le nain du cirque, c’est moi le plus petit… », texte prémonitoire tant j’avais de choses à apprendre pour parvenir à réaliser mon rêve : écrire et chanter des poèmes.

Le temps a passé, j’ai cherché ma voie pour constater enfin que je pouvais la réaliser à travers ma voix ; j’ai pratiqué le métier de comédien au Théâtre Populaire Romand, puis au Centre Dramatique de Lausanne. Pourtant, davantage encore que du théâtre, j’étais amoureux de la chanson et de la poésie, passions que je pratiquais dans la stricte intimité. C’est en 1972 que j’ai décidé de me consacrer entièrement à la chanson.

Les idées propagées en France par les événements de 1968 sont arrivées chez nous un peu plus tard. Je n’ai pas fait exception : le répertoire de mes premiers tours de chant était composé de chansons dites « engagées » et, dès mes débuts, ont rencontré davantage de succès auprès d’un public de jeunes que dans les médias.

Peu après mes débuts, un pianiste, François Nicod, m’a proposé de m’accompagner. Non seulement il est devenu un ami, mais il m’a permis d’évoluer aussi bien en tant que chanteur que dans l’écriture des textes qu’il mettait en musique.

De petites salles en centres de loisir, puis de théâtres en festivals, nous nous sommes fait une place dans la chanson nouvelle et nous avons enrichi notre petit groupe d’un guitariste-contrebassiste, Jean François Mages, puis d’un batteur-trompettiste, Jean-Pascal Laedermann, et nous sommes parvenus à survivre grâce à notre musique pendant six ans. Nous avons parcouru la Suisse romande, une bonne partie de la Suisse alémanique et la France voisine avec nos chansons. En couronnement de notre travail, nous avons été engagés dans un théâtre parisien, Le Théâtre 71 à Malakoff, où nous avons joué Baudelaire en Jeu ainsi qu’un spectacle de mes propres textes : Vivre dans leur salle de près de huit cents places que nous sommes parvenus à remplir plusieurs jours de suite.

Matériellement, nous survivions avec peine, mais nous étions heureux et prodigues.

Pour parvenir à ce résultat, nous avons travaillé dur : je devais fournir de nouveaux textes mis en musique par l’un ou l’autre des musiciens, nous les répétions ensuite et nous passions beaucoup de temps sur les routes pour atteindre les lieux de nos engagements. Notre ambition était de parvenir à jouer pour cent personnes par soir cent fois par année.

Matériellement, nous survivions avec peine, mais nous étions heureux et prodigues ; j’ai écrit des centaines de poèmes dont beaucoup sont devenus des chansons et de ces chansons nous avons enregistré quatre 33 tours.

Les choses ont changé au début des années 1980, moment où nous commencions à être reconnus. De même que les petits commerçants de quartiers ont été remplacés par les Super et Hyper Marchés, les salles qui nous recevaient ont peu à peu disparu au profit des immenses complexes, type Zenith, Arena, pouvant accueillir des milliers de personnes à la fois. Le public qui prenait plaisir à découvrir de nouveaux talents dans les lieux que nous avions l’habitude de fréquenter n’allait désormais plus écouter que les vedettes déjà consacrées, celles qui passaient en boucle à la radio, télévision et faisaient parler d’eux dans les journaux.

À ceux qui pensent que nos enfants ne savent plus écouter, je réponds qu’ils se trompent : quand on s’adresse à eux sans les bêtifier, ils se montrent très sensibles à ces moments de partage et de magie.

Ce changement culturel a été la mort de l’aventure pour beaucoup de chanteurs de mon type : pour s’imposer dans cette nouvelle donne il fallait jouer le jeu des maisons de disques, des programmateurs de radio, des médias en général et des présentateurs de télévision. Je me souviens d’un rendez-vous à Paris chez le responsable artistique d’une grande marque de disques : il a écouté deux de mes chansons et m’a dit : « Cher Monsieur, les consignes que j’ai reçues pour engager de nouveaux chanteurs, c’est de faire plaisir au public en lui proposant le bonheur : plages, dunes, mer et bien sûr amour. Si vous avez davantage à dire, traduisez-le en anglais. L’époque des contestataires est révolue, nous en avons déjà bien assez avec les Férré, Ferrat, Brassens et autres anarchistes ; ils suffisent à contenter le public qui s’en délecte. »

Mes amis et moi avons refusé ces compromis, je n’aurais probablement pas su écrire des chansons à l’eau de rose. D’autre part, chacun d’entre nous avait besoin de stabiliser sa situation matérielle et pensait à construire une famille : à regret, les musiciens m’ont quitté. Avec leur départ, je me suis retrouvé orphelin, j’avais perdu ma famille d’idées et la possibilité de les exprimer sous forme de mots qui s’envolaient en chansons.

Le répertoire de mes premiers tours de chant était composé de chansons dites « engagées » qui ont rencontré davantage de succès auprès d’un public de jeunes que dans les médias.

Peu après, j’ai rencontré la pianiste Sylviane Baillif-Beux dont le métier était d’accompagner les virtuoses de chant classique venant du monde entier pour donner des récitals en Suisse. Notre rencontre a débouché sur un spectacle, Chansons de Prévert et Kosma. Beaucoup de ces chansons, qui avaient été écrites sous forme de lieds par Joseph Kosma, avaient été arrangées par d’autres musiciens pour devenir des « tubes » quelques années auparavant ; on connaît encore Les Feuilles Mortes, En sortant de l’école et beaucoup d’autres encore qui ont été chantées par Yves Montand, Juliette Gréco, Moulodji et d’autres interprètes.

Nous avons fait le choix de reprendre ce répertoire dans son écriture originale, soit avec un piano seul pour accompagner le chant. Miracle, notre formule a plu et nous avons beaucoup joué ce spectacle aussi bien dans des théâtres que dans des écoles supérieures ou primaires ici et en France. Notre aventure a duré deux ans, puis nous sommes arrivés à son terme.

Je n’avais plus personne pour transformer les poèmes que je continuais à écrire en chansons, finalement j’ai rencontré une autre pianiste-accordéoniste, Marie-Claire Stambac, qui a mis en musique mes derniers textes ; nous avons monté un nouveau spectacle, Coup de cœur, que nous avons tourné et enregistré sous forme de CD.

Cette dernière aventure ne me permettait pas de vivre, j’ai repris mes activités théâtrales. J’ai été engagé à la Comédie de Genève par Benno Besson. Je n’y suis pas resté longtemps : un autre pianiste, Pierre Tournier, m’a proposé de monter avec lui un spectacle pour commémorer, cinquante ans après les événements, le jour de 1932 où l’armée suisse a tiré sur des ouvriers. Il en est né un nouveau spectacle, Les Chants de la Mémoire Ouvrière, dont nous avons fait un disque et une tournée. Notre collaboration terminée, je me suis retrouvé dans l’incertitude financière et sans perspectives de chanter.

« Si la montagne ne va pas à Mahomet, Mahomet ira à la montagne », dit le proverbe ; de même j’ai pensé que si le public ne venait plus à moi, je pouvais aller à lui. Je suis allé le chercher là où je le trouverais, dans la rue ; je suis devenu chanteur de rue. Comment m’accompagner ? J’ai opté pour l’orgue de Barbarie. Un facteur d’orgues m’a proposé d’en construire un à ma voix : depuis, il est devenu mon fidèle orchestre.

Pendant près de trente ans, j’ai parcouru les marchés et les fêtes de France et de Suisse avec les chansons populaires du répertoire de l’orgue : Sous les ponts de Paris, La Plus Bath des Javas, Le Temps des Cerises, Auprès de ma Blonde et d’autres encore.

J’ai eu la surprise de constater combien ce répertoire reste vivant dans l’esprit des gens, combien il réunit les générations, apporte de la joie aux passants. Il suffisait que je commence une chanson pour qu’elle soit reprise en chœur par le public, qu’un couple se mette à danser, que les gens se parlent entre eux. Ces airs, qui m’avaient parus de vieilles bringues sans intérêt quand je chantais mes propres textes, sont en fait un pan entier de notre culture.

Je n’ai arrêté de chanter dans la rue que quand mon matériel est devenu trop lourd à transporter et quand j’ai constaté que les gens, aujourd’hui toujours pressés, sont désormais moins disponibles et peu réceptifs aux curiosités qu’offre la rue.

J’aurais beaucoup d’aventures à raconter autour de mes pérégrinations ; je vais me contenter d’en retracer une seule, tant elle est paradoxale. En 1983, je me trouvais, à Aix-en-Provence pendant son festival et je chantais avec mon orgue derrière la Place de la Mairie. Pendant l’une de mes chansons, un passant a déposé quelque chose dans le chapeau en me faisant un grand signe de la main. Les dernières notes de ma chanson tues, j’ai voulu comprendre ce qu’il voulait me faire entendre. Il avait déposé un billet de cinquante francs et j’en ai déduit qu’il voulait me signaler de faire attention, un coup de vent pouvait le faire s’envoler du chapeau. J’ai couvert le billet de quelques pièces et j’ai repris mes chansons. Un peu plus tard, le bonhomme est revenu et a repris son manège : il avait déposé un autre billet de cinquante francs dans le chapeau, je l’ai abordé en souriant : « Vous pouvez continuer longtemps ce petit jeu, mais j’aimerais savoir ce qu’il signifie. » Il m’a répondu : « Je suis le maire de cette ville et mon bureau est juste au-dessus d’ici, si bien que chaque fois que vous venez, j’entends votre musique et ces chansons qu’on chantait quand j’étais enfant dans nos rencontres de famille. Seul dans mon bureau, je les reprends avec vous en rêvant. Ma secrétaire vient souvent me dire : “Monsieur le Maire, vous avez un rendez-vous, vous devez absolument y aller.” Je ne sais pas comment vous remercier et je vous remets quelques sous pour vous encourager. Est-ce que je peux faire quelque chose de plus pour vous ? » Je lui ai répondu : « Monsieur le Maire, vous êtes le premier personnage de la ville et moi, chanteur des rues, pas loin d’être le dernier. Si l’un de nous doit savoir quoi faire pour l’autre, c’est vous. » Il m’a répondu : « Vous avez raison, soyez ici lundi matin avec vos chansons. »

Ce jour-là peu avant midi, le Maire, ses adjoints et tout le personnel de Mairie, accompagnés des correspondants des journaux, la TV France 3, étaient là et Monsieur le Maire a fait un discours devant une foule de badauds : « Chaque année, notre ville remet sa médaille d’honneur à l’un des grands chanteurs qui viennent charmer notre festival, tels Gabriel Baquier, Pavarotti, Barbara et tant d’autres encore. Cette année, nous avons décidé d’honorer le chanteur des rues Roger Cuneo, qui vient nous rappeler les qualités des chansons populaires avec son orgue de Barbarie : nous le décorons de cette médaille prestigieuse en le remerciant chaudement de diffuser avec talent sa musique dans les quartiers de notre ville. »

J’ai eu droit à une page dans plusieurs journaux, à des entrefilets dans d’autres, à un quart d’heure d’émission sur France 3, à une coquette somme d’argent, à la médaille accompagnée du papier officiel attestant cette distinction et à la meilleure des récompenses pour moi, un tour de chant avec mon orgue dans la Cour d’Honneur de la Mairie : des reconnaissances que je n’ai jamais eues du temps où je chantais dans les salles…

Aujourd’hui, je consacre mon temps à monter des spectacles poétiques autour de gens que j’aime : les poètes surréalistes, Jean de La Fontaine, Jacques Prévert, Boby Lapointe, les poèmes de la mémoire ouvrière, Aragon, Brassens, Ferré, Ferrat, Barbara et d’autres encore. Je raconte dans les écoles leurs poèmes et chansons comme des histoires. Je prends tout au plus 50 élèves à la fois et je passe avec eux de magnifiques moments. À ceux qui pensent que nos enfants ne savent plus écouter, je réponds qu’ils se trompent : quand ils constatent qu’on s’adresse à eux sans les bêtifier, qu’à travers des textes l’on éveille leurs émotions, les élèves sont très sensibles à ces moments de partage et de magie. J’ai l’impression de les nourrir d’une grande richesse : l’ouverture aux sentiments, la beauté, la force des mots et à la fantaisie.

Cerise sur le gâteau, j’ai l’impression d’être utile : à ma manière, je prépare l’avenir.

Je suis né – 1982

Je suis né un jour de cette année entre nulle part et n’importe où
La graine posée il y a longtemps déjà enfin a éclaté j’ai vu le jour
Oiseau, poisson, ou fleur ?
Nul ne sait qui je suis, le futur en moi s’interroge
Je vis, colère, néant, baisers, poussière, enfant, père
Tout grouille en moi, je suis la base et le sommet, le savoir et le mystère
J’avance pas à pas vers un monstrueux destin d’une espèce passagère
Pèlerin, nabab, ou visionnaire ?
Nul ne sait qui je suis, le futur en moi s’interroge
Devant moi tout s’entremêle : baisers, canons, chansons, pleurs, fleurs
La vie est là que je piétine, la vie est là que je pétris
Philosophe, poète ou visionnaire ?
Nul ne sait qui je suis, le futur en moi s’interroge
Vers quoi, vers qui j’avance et pourquoi ?
Je l’ignore, inexorablement vers la lumière, je vais, je vais chantant :
Ce n’est pas moi qui vieillis, non c’est le temps qui passe
Mes espoirs petit à petit aux ans cèdent la place...

L’île là-bas – 1980

Est-ce la Pacifique, est-ce la Canarie
Est-ce la Magnifique, est-ce la Nostalgie ?
Je ne sais pas son nom, mais je connais une île
Où j’irai avec elle pour y vivre tranquille
Je partirai là-bas, au-delà de la mer
L’emportant avec moi sur le bateau corsaire
Je serai l’équipage, je serai matelot
Le mousse du bastingage, le maître sur les flots
Elle sera la tempête, la marée, le compas,
La boussole, la lunette, le ponton sous mes pas
Naviguerons ensemble jusqu’à l’île là-bas
L’île qui lui ressemble, celle que je ne connais pas
Est-ce la Pacifique, est-ce la Canarie,
est-ce la Magnifique, est-ce la Nostalgie ?
Je ne sais pas son nom, mais je sais qu’elle existe
L’île de communion, l’île des idéalistes
C’est une île lointaine, longtemps faut naviguer
Au-delà du je t’aime, plus loin qu’un seul baiser
C’est l’île de fusion, c’est l’île de l’accord
C’est l’île d’éclosion, c’est l’île du trésor
C’est l’île de l’encore, c’est l’île de toujours
L’île du corps à corps, l’île du non-retour
C’est l’île sans visage, c’est une île sans nom
C’est l’île sans rivage, est-ce l’île d’illusion ?