Les médias, pris en sandwich entre la production culturelle et leurs lecteurs
Les médias traditionnels sont soumis à la fois à la pression de leur lectorat et des milieux de la culture, qui n’ont pas les mêmes attentes. Impasse programmée ?
La semaine d’un journaliste culturel se passe à combattre sur plusieurs fronts : d’un côté à expliquer le plus gentiment possible aux attachées de presse des théâtres, musées, maisons d’éditions et spectacles en tous genres pourquoi il n’a pas de place à consacrer à l’actualité culturelle que cherche à promouvoir l’attachée de presse en question, de l’autre à supplier l’attachée de presse d’une star nommée Pharrell Williams ou Jeff Koons de lui accorder un entretien, d’un autre encore à répondre aux remontrances de son rédacteur en chef agacé de lire « partout la même chose », y compris dans son propre journal, d’un autre enfin à justifier face aux lectrices ou auditeurs qui ont adoré Le cœur des hommes 3 pourquoi lui, il a détesté et a eu l’outrecuidance de l’écrire ou de le dire dans son média.
Les médias occupent, en ce qui concerne la culture, une place privilégiée : la possibilité de faire partager au plus grand nombre ses passions, ses découvertes et ses Coups de cœur est unique, enthousiasmante et précieuse. Mais c’est aussi la plus difficile à occuper qu’il soit : les médias sont pris en sandwich entre la production culturelle locale, régionale, nationale et internationale et leurs lecteurs. Les uns et les autres n’ont pas les mêmes attentes. La production culturelle internationale, accompagnée de ses bulldozers promotionnels, impose son agenda, ses manières et ses créatures. Quelques producteurs de culture d’importance nationale se savent suffisamment incontournables pour n’avoir rien à ne demander à personne. Le reste, tout le reste, produit de la culture à foison et cherche désespérément à attirer l’attention des médias de tous ordres sur ses annonces de sorties et autres communiqués de presse, espérant être « repris » pour lancer la billetterie et remplir la salle.
Quant aux lecteurs, ils veulent tout, et à raison : qu’on leur parle de ce qu’ils aiment et connaissent déjà. Qu’on leur fasse découvrir des productions culturelles qu’ils ne connaissent pas et vont aimer. Que l’on soit confortablement d’accord avec eux, mais aussi qu’on les bouscule et les fasse rire. Qu’on leur parle du dernier livre d’Amélie Nothomb mais aussi qu’on ne leur parle pas du dernier livre d’Amélie Nothomb, parce qu’ils en entendent parler de tous les côtés. Qu’on leur parle de la soirée de la chorale locale mais des potins de Hollywood aussi. Qu’on leur explique les tendances du moment mais qu’on n’oublie pas Proust et Bach. Bref, une sorte de fabuleuse quadrature du cercle qui fait le sel du métier de journaliste culturel mais aussi son enfer quotidien, l’obligeant à se justifier sans fin, tantôt auprès de ses lecteurs, tantôt auprès des milieux culturels.
Les intérêts convergent parfois, divergent souvent : les milieux culturels réclament de la liberté artistique, du soutien financier (mécénat et public) et du public. Les médias réclament de la liberté d’expression, du soutien financier (pub) et des lecteurs. Les milieux culturels considèrent souvent les médias comme un simple relais publicitaire, avec des « amis » de leur art dans les rédactions. Cercle d’autant plus vicieux que deux phénomènes concomitants mais absolument contradictoires se sont amplifiés ces dernières années : une crise économique générale rendant l’économie la plus fragile, soit l’économie culturelle, encore plus précaire. Et une production culturelle extraordinairement inflationniste. L’accès à toutes les cultures, démocratisé depuis le milieu du siècle dernier, l’amélioration des filières de formation artistiques, la généralisation des subventions artistiques à tous les niveaux d’organisation politique, a comme conséquence heureuse que tout le monde, désormais, est aussi potentiellement créateur. Et comme corolaire négatif que le public, par ailleurs bien servi à la maison avec le home cinéma, internet et les chaines hi-fi parfaites, ne sait plus où donner de la tête. Bref, il y a trop de culture qui n’a pas les moyens de remplir ses salles et trop peu de spectateurs pour justifier une telle pléthore de productions. Et surtout, trop de culture comptant, faute de moyens propres, sur les médias pour lui faire sa promotion, ne supportant ni le silence ni la critique négative.
Les milieux culturels considèrent souvent les médias comme un simple relais publicitaire, avec des « amis » de leur art dans les rédactions.
Et brandissant si souvent l’argument massue de la solidarité identitaire et de proximité : un média se doit-il, parce qu’il est écrit à Lausanne, Genève ou Berne, d’accorder davantage d’importance à la production culturelle lausannoise, genevoise ou bernoise ? Même, d’être enclin à plus d’indulgence critique ? C’est une question épineuse qui a brouillé bien des amis, pourtant autant les uns que les autres amoureux de la culture et des artistes.
Pour la première question, la réponse est oui. Je considère qu’en tant que critique littéraire basée en Suisse romande, je dois accorder un regard plus accentué à ce qui se produit en Suisse romande qu’en Belgique ou Bretagne, ne serait-ce que parce que c’est en lisant les textes que l’on comprend le monde dans lequel on vit. Et que personne d’autre que nous, ici, ne créera ce lien entre des œuvres et leurs premiers lecteurs. Pour la seconde, non. C’est même le pire service à rendre à un artiste que de ne pas le placer à hauteur des plus grands.
Les lecteurs veulent tout, et à raison.
Dans un monde culturellement parfait, théâtres, musées, associations culturelles diverses et maisons d’édition disposeraient de budgets suffisants pour faire leur propre promotion de manière suffisante, sans dépendre du bon vouloir des médias. Les journaux n’auraient pas besoin de réduire drastiquement leur pagination et leurs équipes rédactionnelles, les télévisions multiplieraient les émissions culturelles en début de soirée. Dans un monde parfait, les médias et les journalistes seraient considérés non comme de simples outils de promotion, à peine mieux qu’une affiche ou qu’un flyer, mais comme des partenaires de discussion à part entière, dont le coup de fil serait le bienvenu même en dehors des semaines promotionnelles officielles. Dans un monde parfait, les enfants préféreraient aller au théâtre ou lire un livre que surfer sur Facebook.
Ce que le monde culture oublie souvent, c’est que les pages culturelles des médias et la culture sont embarquées dans le même train : celui de la transmission de la pensée, du commentaire et de l’explication du monde, celui de l’intelligence. Et que si musées et maisons d’éditions se battent pour survivre et se développer, la presse aussi. Parce que nous ne vendons pas de savonnettes ou de voitures, ce que nous produisons devrait être gratuit, d’autant plus dans un monde en crise où les consommateurs hésitent à dépenser de l’argent pour acheter un journal, un livre ou une place de spectacle.
La production culturelle internationale, accompagnée de ses bulldozers promotionnels, impose son agenda, ses manières et ses créatures.
Le monde s’est individualisé. La culture compte encore sur des médias dont le rôle a évolué avec les années, ainsi que l’influence et le rôle prescripteur. Le public veut décider seul ce qu’il aime, ou pas, et vit aujourd’hui dans un monde d’egos superposés, un monde où l’on vit et consomme « à la carte » : certains blogs, les conseils d’amis des réseaux sociaux, sont désormais une médiation efficace avec laquelle il faut compter. Le journalisme culturel a perdu de son influence. Considéré comme la partie divertissante du journal par des rédactions en chefs qui enjoignent dès lors les journalistes de ne pas donner de leçon aux lecteurs qui aiment et consomment la culture populaire, il est gentiment méprisé par la culture élitaire qui trouve que l’environnement de la culture populaire ne leur sied pas et peut, par le jeu des aides financières ou des sponsors, les contourner.
Pour que la culture obtienne une vraie place dans les médias, elle doit paradoxalement accepter d’être, au besoin, malmenée par ces médias. Renoncer à considérer les médias comme faisant partie de son plan communication. Et, partant, redonner de la crédibilité et de l’impact aux pages culturelles des journaux et magazines. Qui eux-mêmes devraient ne pas mépriser ce qui marche, mais ne pas épargner ce qui est vulgaire. Chercher ceux qui inventent, mais dénoncer la myriade de faiseurs contemporains. Se battre pour être fiers de contribuer à remplir ou vider une salle. Se battre à l’instinct, à la passion. Ne pas se comporter comme des eunuques critiques pour avoir la paix – la paix par rapport au milieu culturel, la paix par rapport au public qui prône un « chacun ses goûts » dictatorial, la paix par rapport à sa rédaction en chef, la paix par rapport aux annonceurs qui font, en partie, vivre son média. Bref : faire du journalisme qui compte et qui a de l’influence parce qu’il veut en avoir. Je suis prête à parier que le public trouvera à la fois le chemin des kiosques et celui des salles de spectacles et autres librairies.