Image: Valerie Reding, artiste transdisciplinaire partage son expérience d’employeuse et d’indépendante.

Les coûts de la valeur culturelle, entre ses zones d’ombres et ses enjeux du futur

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Talk 1 : Les indépendant·e·s, la fragilité des différents statuts juridiques.

Lors de cette première discussion collective en ligne, la situation des indépendant·e·s dans la culture est décryptée, analysée, vécue de l’intérieur et mise en perspective par les participant·e·s dans le cadre du Think Tank mis en place par Culture Enjeu.

Participant·e·s (par ordre alphabétique) :

Philippe Bischof, directeur de la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia

Claire Hoffmann, responsable des arts visuels au Centre culturel suisse Paris

Patrick Mangold, avocat spécialisé dans le droit du travail et artiste

Stéphane Morey, secrétaire général de l’AROPA, secrétaire général du Bureau Culturel Vaud, co-fondateur et directeur artistique de La Fête du Slip et responsable financier de Culture Enjeu

Valerie Reding, artiste transdisciplinaire active dans le domaine des arts visuels et des arts vivants

Géraldine Savary, ancienne parlementaire, active dans différentes associations et organisations culturelles. Présidente de la commission fédérale du cinéma. Elle écrit également dans Heidi.news

Fosca Tóth, gestionnaire dans le secteur culturel.


Mardi 21 avril à 18h, première réunion tout écran pour le collectif du Think Tank Cultu[re]mix. La question du jour s’articule autour de fragilité des conditions et des statuts, notamment des indépendant.e.s dans le secteur culturel pendant cette période sidérante de coronavirus. Le flux de la discussion a évidemment débordé sur d’autres thématiques, urgentes, que nous aurons l’occasion de développer par la suite. Pour l’heure, le décor est planté, le chantier est ouvert et le jeu de pistes est lancé : ouvrons le dialogue.

La philosophie et la romantisation du statut de l’indépendant·e

Avocat spécialisé dans le droit du travail, Patrick Mangold partage son temps entre les aspects juridiques et ses activités artistiques. Comme beaucoup d’autres, il fait partie de ceux qui ont les deux statuts, à la fois salarié et indépendant. « Il s’agit de philosophies très différentes », observe-t-il.

Beaucoup de choses sont inhérentes au statut d’indépendant. Dans les métiers du spectacle, des personnes, comme certains techniciens, ne souhaitent pas être salariées et optent consciemment pour le statut d’indépendant. Il s’agit d’un choix de liberté, mais pas uniquement. D’un point de vue très pragmatique, comme indépendant, on a plus de marge de manœuvre dans la gestion de son activité.

Patrick Mangold

Il est tout-à-fait concevable d’imaginer des croisements entre les deux statuts, certaines protections sociales comme l’assurance chômage pourraient s’ouvrir dans une certaine mesure aux indépendants. Véritable jeu d’équilibre, l’enjeu se situe dans le fait de maintenir les particularités de l’indépendance, tout en obtenant des protections supplémentaires. Devenir indépendant n’est cependant pas une décision qui exclut les autres hypothèses. Rien n’empêche en effet que la personne soit parfois engagée comme salariée, que ce soit par choix ou parce que les circonstances l’imposent. Avoir le statut d’indépendant peut être intéressant comme une option.

Beaucoup d’artistes se créent cette auto-narration et refusent de demander de l’aide 

Valerie Reding, à propos de la romantisation sur l'indépendance.

Dans le vif du sujet, l’artiste transdisciplinaire raconte la contrainte d’annuler en mars la production de son spectacle dont la première, qui devait avoir lieu à la Tanzhaus de Zürich le 5 mai et a été reprogrammée à l’automne. Dans l’intervalle, elle a fait les démarches auprès de la caisse de chômage pour son équipe en tant qu’employeuse. Quant à elle-même, elle a fait des demandes d’indemnité pour son activité indépendante en sa qualité de maquilleuse professionnelle, à l’arrêt forcé. Résultat: moins de 400 francs pour le mois de mars. « Ça ne me permet même pas de payer mon assurance maladie », annonce-t-elle en gardant le sourire. Elle précise que sa conseillère lui a confirmé d’autres dédommagements dans le courant du mois de mai, sans en connaître le montant pour l’instant.

De son côté, Géraldine Savary rappelle l’existence des instruments pour obtenir des soutiens.

Le statut de l’artiste et des intermittents est un vieux débat et ça n’a jamais marché en Suisse pour des questions de culture et de tradition, dit-elle. Dans un pays libéral, le risque d’un statut spécial de l’artiste et du créateur culturel serait de le mettre à nu. La difficulté étant plutôt de savoir à qui s’adresser et à quelle porte frapper : chômage, assurance perte de gain, chômage partiel ou via les institutions. 

Géraldine Savary

Pour l’ancienne conseillère aux Etats (VD), l’urgence est plutôt de connaître l’affectation de la contribution fédérale au niveau cantonal.

La totalité des rémunérations est-elle versée ? Quel est le rôle des institutions dans cet espace ? Comment les cantons distribuent-ils cet argent ? Les salles de cinéma en bénéficient-elles ? Est-ce que c’est les artistes sont tenus à faire leurs demandes seul.e.s, ou via les organisations ? Franchement, c’est la zone zéro !

Géraldine Savary

Stéphane Morey confirme l’existence de solutions, quel que soit le statut de la personne, dans le cadre de la crise actuelle et en général. Il précise toutefois que contrairement à d’autres secteurs économiques, ces solutions sont souvent moins adaptées à la réalité du domaine culturel.

Le rôle des associations professionnelles est notamment de faire le pont entre cette réalité des artistes et l’accompagnement dans les différents processus.

Stéphane Morey

Lui-même actif dans plusieurs d’entre elles, il connaît l’étendue des associations :

Ces dernières semaines, j’ai entendu énormément de gens qui découvraient pour la première fois Suisseculture, ce qui paraît incroyable. Au-delà des statuts et du fonctionnement des RHT, le pari se situe dans l’action collective, celle qui fonctionne pour tout le monde .

Stéphane Morey

L’aspect entrepreneurial est soulevé par Fosca Tóth, elle-même confrontée à ces questions dans son travail collectif avec des personnes issues de l’industrie créative, tout en étant artistes :

Le temps me semble propice à la démystification de la profession de l’artiste et son indépendance. S’il n’existe pas de solution globale tout ce contexte où toutes les situations sont extrêmement individualisées, je pense qu’il est nécessaire pour les artistes de participer activement à la création de nouveaux instruments en tant qu’experts, dans une optique de partage des responsabilités.

Fosca Tóth

Face aux différents défis du futur, elle voit comme un atout de puiser dans les connaissances des secteurs économiques pour les adapter dans une démarche artistique.

Cette dimension entrepreneuriale dans la création s’applique à beaucoup de domaines, comme la photographie, où de nombreux artistes ont compris qu’il ne suffit pas de faire son truc dans son coin. Il faut penser ensemble, pour créer des conventions collectives, valoriser le travail artistique et arrêter de se sous-estimer soi-même, car la valeur culturelle est énorme. 

Fosca Tóth

L’écosystème des maillons de la chaine de production culturelle

Lorsqu’on parle de valeurs culturelles, aussitôt surgissent les noms d’artistes à succès qui gagnent de l’argent, à l’image de Gerhard Richter, Pipiloti Rist ou Sophie Hunger. Comment vendre aux étudiants l’autre image, moins romantique et plus banale, celle du travail et de la recherche d’informations ? 

Philippe Bischof

Le directeur de Pro Helvetia craint l’accélération de cette dynamique qui privilégie les plus grands au détriment des plus petits. Et rappelle au passage que cette valeur culturelle n’est pas forcément économique, mais aussi sociale, voire même psychologique. Claire Hoffmann note elle aussi le danger des blockbusters, représentant des « valeurs sûres » pour assurer des entrées. Cette tendance du « name dropping » avec des noms glamour se reflète au niveau international sur les institutions, qui s’ornent de cette aura.

Géraldine Savary parle de chaine de production. « Pardonnez-moi ce terme un peu entrepreneurial », dit-elle en souriant.

C’est une tradition en Suisse, où on ne s’érige pas en maître absolu, mais plutôt comme le maillon d’une chaine beaucoup plus importante. Sans librairie, sans éditeur, sans imprimeur, Joël Dicker ne ferait rien. Si un maillon de sa chaine de production est fragilisé, c’est toute la chaine qui saute.

Géraldine Savary

Appliqués à tous les domaines artistiques et culturels, ce principe démontre l’importance centrale de chacun, à commencer par le technicien sur un film ou un décor de théâtre :

Les décideurs et les milieux politiques doivent comprendre que dans ce système, il ne doit pas y avoir d’angle mort. Afin d’éviter le pire aux plus vulnérables, aux petits indépendants qui ne savent justement pas à quelles portes frapper et n’ont pas les moyens de finir le mois .

Géraldine Savary

Fosca Tóth aime la définition d’un écosystème.

C’est la différence avec l’économie classique, explique-t-elle. Notre logique doit changer. Si un élément, le plus petit soit-il, souffre, c’est tout le système qui souffre. C’est un moment important pour la culture, car c’est le secteur qui sait le mieux comment fonctionner en collectif et communiquer.

Fosca Tóth

Le casse-tête des systèmes différents, en Suisse et à l’étranger

D’un point de vue moins organique et infrastructurel, mais non moins politique, Claire Hoffmann explique le procédé de l’« artist’s fees », soit le cachet d’artiste, une pratique encore peu courante dans les arts visuels, qu’elle a introduit au Centre culturel suisse à Paris :

En tant que structure organisant des expositions, il me semble primordial d’inclure cette rémunération dans les budgets dès le début, afin d’éviter d’être « bouffé » par la production, par exemple 

Claire Hoffmann

Selon la responsable des arts visuels au CCS, il s’agit d’aborder de façon analytique cette habitude à prendre. Pro Helvetia a mis sur pied plusieurs initiatives allant dans cette direction. Sensibilisés à cette question, les fondations et cantons incluent de plus en plus fréquemment cette condition au moment d’une application.

Philippe Bischof met l’accent sur la complexité des différences structurelles existantes en Suisse romande et alémanique et en extension dans les pays voisins, tels que la France et l’Allemagne: « Comment s’y prendre ? Si le Parlement suisse me demandait une solution actuellement, il serait bien difficile d’y répondre. Les artistes présents sur la scène internationale sont confrontés à plusieurs systèmes. Lorsque je vivais à Berlin, j’étais au bénéfice de la « künstler sozialversicherung », une sorte d'assurance de base, qui n’est pas la même qu’en France avec son statut d’intermittent, également présent mais différent, en Suisse romande ». Contrairement à la Suisse, le statut d’« artiste professionel·le indépendant·e » au Luxembourg tient compte des particularités des conditions de travail des artistes et leur garantit le droit à certains subsides de l’état qui assure un salaire social minimum.

Sensibiliser les autorités, les institutions et les artistes aux coûts de la culture

Philippe Bischof souligne le grand besoin de sensibilisation du côté politique mais aussi du milieu culturel lui-même. Dès lors qu’il s’agit d’un travail artistique, la culture représente un coût à payer, ce qui n’est pas garanti.

Nombreuses institutions n’estiment pas encore évident de payer les artistes. De leur côté, beaucoup d’artistes n’ont pas encore compris qu’il faut demander un salaire. Trouver un système qui fonctionne dans toutes les discipline est très complexe, particulièrement dans le domaine du théâtre, de la musique, de la littérature et des arts visuels.

Philippe Bischof

Valerie Reding rebondit en relatant sa récente expérience, suite à ses études dans le domaine artistique dans plusieurs universités de suisse : « On n’a pas eu un seul cours sur le droit du travail, ni de comptabilité, de gestion d'équipe ou sur le droit des associations. Rien ! Je trouve ça hallucinant.

Comment peut-on former des artistes sans les informer sur leurs droits et comment savoir à quel syndicat s’adresser ? Ça devrait être inclus dans la formation de base.

Valerie Reding

Patrick Mangold précise que les questions de droit et de statuts sont de plus en plus présentes dans les formations, comme à La Manufacture à Lausanne, où il donne des cours dans les cursus de danse et en théâtre. Une sensibilisation répondant à une vraie demande, mais encore trop souvent payantes et hors de portée pour les étudiant·e·s. censé·e·s en bénéficier. Valerie Reding constate beaucoup de différences entre les milieux artistiques, notamment dans les arts visuels, où les institutions partent du principe que l’œuvre sera vendue et que l’artiste pourra vivre de cette vente.

Au moins dans le domaine des arts vivants et du spectacle, il existe une meilleure appréciation du travail et du temps investi. Il devrait exister des barèmes universels, ainsi qu’une plus grande incitation à respecter des salaires minimaux dans tous les domaines.

Valerie Reding

Adopté par le Conseil fédéral le 26 février 2020, le message culture concernant l’encouragement de la culture pour la période 2021 à 2024 met en avant cette question de la rémunération des artistes. « Je pense qu’il faut suivre cette piste et j’espère que la politique nous soutient vraiment », conclut Philippe Bischof.