Message culture 2021-2024: les recommandations des faîtières muséales, analyse d’un tour de passe-passe

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Dans le contexte pandémique actuel, les protestations des artistes pour réclamer des conditions de travail dignes et la mise en place d’une rémunération lors des expositions se font de plus en plus vives. Rappelons que dans la plupart des cas, lors d’une exposition, tout le monde est payé, sauf la personne au centre de l’événement : l’artiste qui a produit les œuvres exposées. Commencer enfin à rémunérer, ne serait-ce que symboliquement l’artiste pour son travail, relève d’un vrai changement de paradigme.

Au niveau fédéral, le débat semble avancer : avec son Message Culture 2021–2024, le Conseil fédéral a marqué un premier jalon en stipulant que les institutions bénéficiant d’aides fédérales de l’OFC ou de Pro Helvetia devront dorénavant rémunérer les artistes selon les recommandations de Visarte*.  Dans la foulée, les associations faitières muséales** ont annoncé pour la première fois qu’elles préconisaient une rémunération des artistes. 50 ans après les femmes, les artistes seront reconnus dans leurs activités professionnelles, auront le droit d’avoir un compte en banque et de cotiser à des assurances sociales !La joie procurée par cette annonce plutôt médiatisée des associations muséales a été rapidement pondérée à la lecture des recommandations édictées par ces mêmes associations. En effet l’objectif des auteurs semble avant tout de fixer des conditions minimales pour clore le débat. À y réfléchir, il faut une bonne dose d’humour et pas mal de détachement pour ne pas tomber dans le cynisme. Et c’est justement parce que nous possédons les deux que nous vous proposons ici une petite analyse de texte de ces recommandations.

Commençons par le début 

Après avoir rappelé le Message Culture et l’obligation de rémunérer les artistes, les recommandations rappellent que seules les institutions soutenues par la Confédération, OFC ou Pro Helvetia, sont tenues de respecter cette rémunération. Quatorze institutions sont concernées, la grande majorité n’a donc aucune obligation. La suite du papier est une déclinaison des (bonnes?) raisons pour lesquelles cette rémunération n’a pas besoin d’être appliquée. (Petite note pour le lecteur pressé : ces raisons peuvent être résumées ainsi : les musées en font déjà beaucoup.)

• « Les musées et lieux d’exposition fournissent déjà gratuitement des prestations très complètes aux artistes pour permettre à des expositions institutionnelles de voir le jour. »

• « Les institutions assurent le financement global de l’exposition, par le biais de sponsors privés et/ou des pouvoirs publics. »

• «  Les professionnels travaillant au sein des institutions (conservateurs, techniciens, restaurateurs...) participent aussi bien à la mise en place d’installations coûteuses qu’à la mise en œuvre d’un projet qui ne serait bien souvent pas réalisable sans leur concours. Ils assurent également de manière professionnelle les transports, le montage, l’approvisionnement en matériaux, etc. »

• « Les institutions produisent des publications scientifiques sur les artistes qu’elles exposent. Pour ce faire, elles recherchent, écrivent, photographient, produisent et surtout financent et distribuent des livres et autres documents relatifs au projet d’exposition sans aucune intention commerciale. » 

• « Les institutions assurent la promotion des artistes à leurs réseaux professionnels et auprès des publics : elles se chargent des invitations, des affiches, des annonces, de la publicité sur Internet et sur les réseaux sociaux, des vernissages, etc. » 

• « Les institutions mettent leurs locaux à disposition : ils couvrent l’assurance, la billetterie, le nettoyage, la surveillance et s’assurent de remplir au mieux les conditions d’exposition préconisées par l’ICOM dans les musées. »

Après cette longue et impressionnante liste, on serait tenté d’ajouter: « Et les institutions sont très gentilles de ne pas faire payer toutes ces incroyables prestations aux artistes. » À première vue, le lecteur peu attentif pourrait se dire qu’en effet, c’est tout de même déjà beaucoup. Mais, ramenons le lecteur distrait à la réalité en lui rappelant que cette liste n’est rien d’autre que le cahier des charges des musées ! Car la tâche principale d’un musée ne réside-t-elle pas justement à monter des expositions et éditer des publications scientifiques ? Et comme dans toutes les institutions culturelles ou dans les entreprises, le personnel n’est-il pas là pour accomplir son travail : communication, mise à disposition des locaux…  Au final, rien d’exceptionnel. Il est donc tout naturel que ces institutions, rappelons-le principalement financées par des fonds publics, fournissent des prestations qui sont l’ADN de leur existence. On peut difficilement considérer l’accomplissement de ces tâches comme une faveur faite à l’artiste et les offrir en lieu et place d’une rémunération !

Un peu plus loin dans le texte, on retrouve sans surprise l’éternelle ritournelle de la visibilité : l’artiste n’est pas rémunéré car il bénéficie de la visibilité de l’institution ce qui remplace « largement » la rémunération. On pourrait aussi poser la question autrement : est-ce que l’inverse n’est pas aussi valable ? N’est-ce pas l’artiste qui donne une visibilité à un musée ? Sauf exception, le public se déplace pour voir l’exposition d’un artiste et pas les murs d’un musée.

D’autres arguments particulièrement gratinés font suite :

• « Si en revanche l’artiste ne fait que mettre à disposition des œuvres, sans participation active sur le plan du contenu ou du concept de l’exposition, il est alors considéré comme un simple prêteur. Dans ce cas, aucune rémunération n’est prévue. En principe, les institutions ne paient pas de frais de location pour les œuvres (cf. « Collections Mobility 2.0, Lending for Europe 21st Century », p. 203). »

L’artiste qui « prête son travail » n’a donc pas le droit non plus à une rémunération. La révolution ici n’est pas dans la conclusion (qui est la même à chaque argument), mais bien dans ce nouveau statut d’ « artiste-prêteur » inventé pour l’occasion. L’artiste devient donc un prêteur. Il n’est plus le producteur de son travail, mais simplement une personne qui possède une œuvre et qui veut bien la prêter. Comment cet artiste prêteur (et généreux, pourrait-on ajouter !) est entré en possession d’une œuvre, on ne le sait pas et finalement, peu importe. L’important est qu’il soit sympa et qu’il en fasse profiter le public.

Intéressons-nous aussi à l’article cité pour défendre cette position : « Collections Mobility 2.0, Lending for Europe 21st Century ». Celui-ci n’a rien à voir avec l’argument avancé. En effet, il traite de mobilité des collections muséales à l’international et non pas de « locations d’œuvres d’artistes ». Pourquoi citer un article qui traite d’un tout autre sujet ?

Un peu plus loin, on découvre comment rémunérer les artistes qui travaillent à deux ou en collectif :

• « Exposition avec plusieurs artistes (duos, collectif, expositions de groupe) :

Description : Plusieurs artistes travaillent ensemble sur l’exposition, qu’il s’agisse d’un « duo d’artistes » ou d’un collectif réuni pour une exposition spécifique ou d’une exposition dont les productions sont exposées de manière indépendante les unes des autres.

Recommandation d’honoraires : Nous recommandons de diviser la première méthode de calcul de l’honoraire en fonction du nombre d’artistes participants. »

Là aussi on s’étonne par tant de bon sens : c’est bien connu que lorsqu’on travaille en collectif, les besoins, les loyers ou les courses sont à diviser par le nombre de personnes du collectif !

Et un dernier, qui concerne les artistes émergents qui apprécieront… Car cette dernière petite liste regroupe les principaux contextes d’expositions : les expositions annuelles, souvent nommée « expositions de Noël », en tout cas en Suisse allemande et les concours, ne seront donc pas non plus rémunérées.

• « En cas de participation à un concours ou une exposition de prix, p. ex. lors d’une exposition annuelle ou de Noël, aucun honoraire n’est appliqué (sauf si cela fait explicitement partie du règlement du concours ou du prix). »

Avec ce dernier point, les faîtières muséales auront atteint leur but : inciter les musées à se sentir libres de ne jamais rémunérer un artiste (qui au passage est devenu un prêteur) ou de le faire au minimum. On peut donc les féliciter pour leur tour de passe-passe. On avait vraiment cru être arrivé à un changement historique de paradigme. Quelle grossière erreur !

On ne pouvait terminer sans mettre en lumière des pratiques qui existent sur le terrain et qui se situent très loin des recommandations analysées ci-dessus. En effet, nombre de directeurs et de curateurs aussi bien de petites institutions que de plus importantes, n’ont pas attendu des recommandations pour commencer à rémunérer les artistes. En Valais, un nombre d’institution toujours plus important pratiquent la rémunération des artistes. Et c’est rassurant de voir qu’ainsi les institutions deviennent actrices du changement dans la question des droits des artistes.  

* Visarte : faîtière des artistes

** Faîtières muséales : l'Association des musées suisses (AMS), de l’Association des Musées d’art suisses (AMAS) et de l’Association des institutions Suisses pour l'art contemporain (AISAC)