La Loterie Romande volerait aux pauvres pour donner aux artistes – réponse à Jacques Neirynck

Numéro 1 – Mars 2014

Le 15 janvier dernier, L’Hebdo publiait une lettre ouverte adressée au directeur de la Loterie Romande, Philippe Maillard, signée par Jacques Neirynck, écrivain, professeur honoraire de l’EPFL, ancien conseiller national et président d’honneur du Parti démocrate-chrétien vaudois. En grand détracteur de l’enfer du jeu, il s’en prend au « vilain métier » de Philippe Maillard, assimilé à un dealer ou à un proxénète dépouillant les « petites gens » sous prétexte de « recycler ses propres déchets » en redistribuant les bénéfices de la Loterie Romande à des institutions d’utilité publique. Face au spectre de la prohibition agité par le professeur Neirynck, le cinéaste Frédéric Gonseth répond par une mise au point dans les règles de l’art.

Monsieur le Professeur, Merci pour vos éclaircissements :

derrière le directeur de la Loterie Romande se cachait un odieux docteur Mabuse et nous ne l’avions pas vu ! Un Maillard-Mabuse qui transformait le vice en vertu, pour mieux enfoncer dans la spirale du grattage toutes ces « petites gens au budget serré » qui s’étaient endormies près du radiateur durant les leçons de calcul des probabilités du professeur Neirynck !

« La Suisse est devenue un vaste tripot », évaluez-vous. Hum, hum... Il y a comme une erreur : si la Suisse s’est récemment couverte de casinos et de machines à sous, ce n’est pas à Maillard qu’on le doit, mais à une certaine et très démocrate-chrétienne (comme vous d’ailleurs) Ruth Metzler. Il faut une sacrée dose de mauvaise foi pour attribuer à Maillard ce que Metzler lui a refusé !

Si la Suisse s’est récemment couverte de casinos et de machines à sous, ce n’est pas à Maillard qu’on le doit, mais à une certaine et très démocrate-chrétienne Ruth Metzler

Mais depuis lors, Ruth Metzler a quitté à contre-cœur le Palais fédéral. Vous aussi, vous avez dû quitter à contre-cœur le Parlement. Vos électeurs vous ont fait défaut. J’en déduis qu’il y en a peut-être quelques-uns parmi eux qui grattent des billets de loterie, et qui apprécient moyennement qu’on les taxe de « naïfs, désœuvrés et détraqués »...

Sont-ils d’ailleurs si naïfs que cela ? Et si, tout simplement, l’engouement pour les nouveaux jeux de loterie n’était pas fondé sur la méconnaissance du calcul des probabilités, mais sur une sorte de solidarité du dernier espoir ? Une forme d’assurance pour sauter par-dessus la barrière sociale ? Tous cotisants solidaires, non pas pour soigner les malades comme l’assurance maladie ou épauler les plus démunis comme l’assurance sociale, mais pour que l’un d’entre eux s’en tire, soit « catapulté » dans le camp des nantis ? Évidemment, quand on est du côté des nantis, comme un professeur de l’EPFL, on peut considérer cela de très haut. Ces gens qui ne savent pas calculer veulent juste pouvoir vous ressembler... Mais vu d’en bas, c’est un plan dans lequel la manière dont fonctionne le sort qui désignera le gagnant importe peu, seul compte l’espoir que l’un d’entre eux s’en sorte. Coupez complètement l’espoir et peut-être que les gens auront moins envie de s’en sortir, mais aussi moins envie de travailler...

Le désespoir de centaines de milliers de joueurs de loterie trahit un grippage certain de la société. Les pores de la membrane entre les couches sociales sont de plus en plus bouchés, et voilà qu’apparaissent les « faiblesses humaines » que Maillard sait « exploiter » avec tant de talent. Mais le jeu n’est ni un vice ni une faiblesse. Un symptôme, tout au plus ! Et la loterie vient à point pour relayer les institutions étatiques et charitables qui, grâce aux nantis prêchant comme vous le moins d’État et le moins d’impôt, n’arrivent plus à remplir leur mission traditionnelle de rééquilibrage social.

Tant de facéties nous feraient sourire si l’on n’y voyait pointer le fantôme de la prohibition du jeu

Tout ce cycle repose sur l’idée que les gens sont libres de miser. Personne ne les force, et c’est le cas de l’écrasante majorité des joueurs de loterie. Il est vrai que quelques-uns perdent le contrôle d’eux-mêmes. Mais il y a des compulsifs de tout : de l’alcool et du volant, de la ligne de coke. Ils sont bien plus nombreux et font bien plus de dégâts que les compulsifs de la loterie. Mais au fait, je n’ai pas vu, dans la liste de vos « entreprises très lucratives comme la prostitution et la drogue », celles de la production de vins ou celles du tabac... Peut-être avez-vous des raisons de les épargner ?

D’après vous, le cynisme du docteur Mabuse-Maillard atteindrait donc son apothéose dans le fait que la Loterie Romande impulse et finance un centre de traitement des joueurs compulsifs. « Le vice entretient la vertu », dites-vous. Monsieur le Professeur, avec un raisonnement aussi vertueux, il faut tout de suite supprimer les taxes sur les alcools et le tabac ou traiter l’État de grand proxénète, les médecins de sangsues qui ne pourraient se payer leur résidence secondaire sans les douleurs de leurs patients, etc.

Tant de facéties nous feraient sourire si l’on n’y voyait pointer le fantôme de la prohibition du jeu. Peut-être que pour remonter la pente politique, il y aurait un créneau à exploiter du côté de l’intégrisme ? Je vous vois très bien en professeur d’un côté, ayatollah de l’autre, passé maître – comme on peut le constater dans le film de mon ami Jean-Stéphane Bron – dans l’art du double jeu.