De la dimension économique de la culture

Numéro 10 – Juin 2006

Économiste, licenciée en lettres et docteure en sciences politiques, Yvette Jaggi a marqué de son empreinte la vie politique suisse. Syndique de Lausanne de 1990 à 1998, puis présidente de Pro Helvetia jusqu’à fin 2005, la socialiste enseigne aujourd’hui à l’Université de Lausanne. Pour CultureEnJeu, elle revient sur ses diverses fonctions et évoque les prochaines échéances de la politique culturelle suisse.

Yvette Jaggi, il semble que la culture ait toujours occupé une place prépondérante dans votre riche parcours professionnel…

Oui, d’ailleurs cette présence est bien antérieure à mon entrée en politique dite « active », en 1979. Elle remonte à l’époque du gymnase où j’ai notamment eu la chance d’avoir un enseignant qui, entre midi et deux heures, laissait son rôle de professeur d’allemand pour devenir initiateur musical. Par la suite, la dimension culturelle, au double sens artistique et anthropologique du terme, ne m’a jamais quittée. Ainsi, en tant que directrice de la Fédération romande des consommatrices, j’ai milité pour que la FRC se préoccupe de tous les postes du budget des ménages, où la culture a sa place, souvent modeste en chiffres mais si importante au fond. Dès le milieu des années septante, J’achète mieux a consacré de grands articles au prix du livre, du disque ou du cinéma, au choix des spectacles pour les enfants, bref à différents aspects de la consommation et de l’économie culturelles.

Vous avez été syndique de Lau­sanne et présidente de Pro Helvetia. D’une fonction à l’autre, votre mission culturelle a-t-elle changé ?

À la Municipalité, j’ai abordé la politique culturelle comme cheffe des Finances, appuyant les efforts de mon prédécesseur, le syndic Paul-René Martin. En 1987, nous avons notoirement fomenté ensemble un coup audacieux : la venue de Maurice Béjart et de sa compagnie à Lausanne. L’initiative et les modalités de cet extraordinaire déménagement ont été arrêtées en quelques semaines, un rythme record pour qui connaît les calendriers et usages politiques. Devenue syndique en 1990, j’ai poursuivi dans la même ligne : faciliter les différentes formes d’expression artistiques et offrir des activités culturelles de qualité à des publics toujours plus nombreux – et souvent plus curieux heureusement.

« Pour les politiciens, la culture est un terrain risqué et instable »

À Pro Helvetia, dès 1998, ma mission n’a pas fondamentalement changé. Cette Fondation suisse pour la culture travaille aussi avec des deniers publics, transmis par la Confédération. C’est une collectivité plus abstraite que celle des contribuables locaux. En tant que présidente, je n’avais pas à prendre parti pour ou contre tel projet, mais à veiller à la mise en place des structures et procédures adéquates, facilitant le travail de celles et ceux qui ont à choisir parmi les milliers de requêtes déposées chaque année. Ce devoir de réserve quant au contenu et aux programmes s’impose à toute personne responsable de la gestion de fonds publics destinés à la culture. Au contraire, les mécènes peuvent se permettre des Coups de cœur, les sponsors privés des calculs de rendement en termes de notoriété, d’image, etc. Pro Helvetia peut et doit se contenter d’encourager la création de qualité… en admettant qu’on puisse déterminer la qualité d’une production artistique à coups d’une dizaine de critères plus ou moins faciles à pondérer !

Comment voyez-vous la situation actuelle de la culture en Suisse ?

La Constitution fédérale reconnaît expressément aux cantons une compétence générale en matière d’instruction publique, de culture, de protection de la nature et du patrimoine. Il n’empêche : les cantons n’octroient que 36% des fonds publics destinés au financement de la culture, tandis que les Villes (y compris le demi-canton de Bâle-Ville) y participent à hauteur de 50% et la Confédération de 14%. En clair, les collectivités intervenant à titre subsidiaire fournissent pratiquement les deux tiers de l’effort, mesuré en termes de subventions publiques. À ce déséquilibre s’ajoute la dispersion : que faire avec une quarantaine de politiques culturelles plus ou moins clairement formulées par 26 (demi-)cantons, une quinzaine de Villes et par la Confédération en ses différentes instances, y compris une Pro Helvetia autonome dans ses décisions ?

Dans ce contexte confus et sur la base du nouvel article constitutionnel sur la culture se préparent d’une part une loi fédérale sur l’encouragement de la culture, d’autre part une révision de la loi de 1965 régissant Pro Helvetia. Le Parlement s’en occupera, en principe, dès l’année prochaine. Parmi les idées qui poseront sans doute problème aux Chambres, il y a celle, à mon avis tout à fait perverse, de ces fameuses sept à dix institutions-phares, réparties dans toute la Suisse comme le veut la tradition fédéraliste, au rayonnement desquelles la Confédération pourrait contribuer. Cette perspective va inévitablement dresser les unes contre les autres les (grandes) villes, sièges de ces institutions.

Comment analysez-vous les rap­ports de forces actuels entre politique et économie ?

On assiste à un renforcement de l’économie, par un double processus de globalisation des marchés et de concentration des entreprises, à l’échelle mondiale et nationale. Dans le même temps, on observe partout une fragmentation du politique, poussée à l’extrême en Suisse, avec 26 États fédérés et 2 800 communes autonomes dont les plus grandes, les villes, se subdivisent en quartiers, etc. Ces évolutions en sens inverse creusent l’écart entre un pouvoir économique de nature oligarchique et des pouvoirs politiques en principe démocratiques. À force de se disperser, ces derniers vont finir par se retrouver comme des petits pots de terre contre de très lourds pots de fer. Et « finir » est un euphémisme ; en réalité, le rapport de forces est déjà largement faussé.

Cette atomisation de la démocratie…

… est revendiquée par certains comme une avancée. Ce serait un réel progrès si la politique fonctionnait dans un espace fermé, réservé à son propre exercice. Or elle agit dans un univers ouvert à tous les vents de la mondialisation économique et financière.

Quelles en sont les conséquences pour la culture ?

D’année en année s’accentue le phénomène d’économicisation de la culture – une évolution qui lui rapporte beaucoup et lui coûte énormément. D’une part, elle contribue utilement à la professionnalisation des différents métiers, à la diversification des activités, à la multiplication des créations, à la possibilité de trouver des fonds privés pour des activités dont le financement dépendait auparavant des subsides des collectivités et du bon vouloir des mécènes. Autant de possibilités nouvelles, y compris en matière de gestion, qui sait désormais être attentive à la fois aux principes forcément rigoureux quand il s’agit de fonds publics et aux particularités des affaires culturelles.

« Même en matière de culture, la rentabilité devient un critère obsessionnel »

Mais le fait que certains négligent ces particularités ne peut manquer d’avoir des conséquences, sans doute graves, quoique difficiles à quantifier. Car, en matière de gestion et de politique culturelle, les synergies, les concentrations ou les fusions – si prisées dans le business qui en surestime probablement les effets positifs – ne s’avèrent ni toujours adéquates ni systématiquement efficaces. Et à supposer même qu’elles le soient, il resterait à en évaluer les bénéfices et à les réinvestir directement dans la création.

En clair, la culture est, elle aussi, tributaire de la rentabilité…

À Zurich par exemple, le secteur de l’économie créative, qui comprend non seulement la culture, mais aussi l’enseignement, l’architecture, les arts décoratifs, occupe à lui seul un quart de toutes les personnes actives. Ce n’est pas un secteur mineur, l’emploi y augmente à un rythme soutenu, de deux chiffres avant la virgule dans certaines branches. Prenez le cas du théâtre : le nombre de personnes travaillant sur un spectacle et inscrites au générique ne cesse d’augmenter. Autour des comédiens et des « techniciens de base » virevoltent désormais toutes sortes d’assistants et de spécialistes. Tout bénéfice pour le volume de l’emploi, pour la professionnalisation des équipes, pour la qualité des prestations artistiques et annexes sans doute aussi. Avec l’inévitable bémol : le risque de marchandisation croissante de la culture aussi, où la rentabilité devient progressivement le critère de décision prioritaire, voire obsessionnel.

Venons-en à la politique vau­doise. Lors des dernières élections, le mot « culture » a été particulièrement rare dans les discours des candidats…

Pour une raison toute simple : la culture passe pour un thème absolument pas « porteur », pour parler comme les spécialistes du marketing politique. Qui déconseillent donc à qui veut les entendre de s’aventurer sur un terrain aussi risqué et instable, de surcroît peuplé de gens qu’ils jugent difficiles.

L’importance économique de la culture resterait donc incomprise de la plupart des politiciens ?

Sans doute. Du coup, les candidats préfèrent discourir sur d’autres sujets, réputés plus intéressants, tels l’installation de caméras de surveillance dans les espaces publics, la gratuité des transports collectifs ou la place du renard en ville.
À Fribourg en revanche, le vif débat autour de l’éventuel futur théâtre a valu à la culture d’être présente dans la campagne, à défaut d’en fournir un argument dominant. Et on pressent que les prochaines élections municipales à Genève comporteront un volet culturel conséquent : le déménagement de la Comédie, la Maison de la danse, les fédérations culturelles… La matière ne manquera sans doute pas.

La rencontre entre pensée politique et culture est-elle nécessaire, selon vous, pour l’élaboration d’une véritable politique culturelle ?

Bien sûr, et à ce titre, les échéances prévues pour 2007 pourraient en faire une année décisive, avec des moments forts, dépassant le niveau des poussées de fièvre à la Hirschhorn ou celui des rocades de chefs et directeurs. Pour l’heure, il n’y a pas vraiment de discours sur la politique culturelle au plan fédéral, mais cela va changer avec la discussion sur les deux projets de loi déjà évoqués. Dans les cantons, il y a peu de connaisseurs capables de penser à haute voix sur la culture, bien qu’elle soit du ressort des états fédérés. Au plan local, il y a des gens qui s’engagent effectivement mais qui n’ont pas le pouvoir de faire des lois, tout juste celui, ô combien vital, de voter des budgets et subventions ou des crédits de construction et de rénovation.

Comment voyez-vous l’adaptation de la gauche au changement du monde, à la mentalité économistique ?

La gauche syndicale a progressé en s’axant tout naturellement sur la défense des acquis. La gauche politique – à laquelle j’appartiens – a mieux incorporé la dimension écologique. Si le débat sur l’opportunité de réduire la croissance à zéro s’était prolongé, il aurait pu faire éclater le parti socialiste. Mais ce risque a disparu avec la croissance économique elle-même, absente de Suisse pendant de longues années. Actuellement, tout le monde se réjouit de voir arriver la reprise tant attendue.

Et au plan fédéral, comment les partis se positionnent-ils par rapport à la culture ?

Malgré certaines attentes – dont la mienne ! – la gauche peine à tenir un discours général sur l’essence et l’importance de la culture. Mais elle l’encourage avec constance, en général et dans les cas particuliers, comme celui de l’exposition de Thomas Hirschhorn au Centre culturel suisse de Paris. Dans cette affai­re, les radicaux, qui s’appellent libéraux en allemand, ont aussi soutenu fermement Pro Helvetia, tout comme leur conseiller fédéral et « ministre de la Culture » Pascal Couchepin. À l’inverse, les démocrates-chrétiens se retrouvent traditionnellement du côté des « censeurs ». En fait, les partis gouvernementaux semblent peu enclins à se positionner en matière de politique culturelle. D’abord pour cause de non-compétence prioritaire au niveau fédéral, mais aussi en raison du pluralisme des langues. En littérature et art dramatique par exemple, les barrières linguistiques demeurent élevées. Il est moins difficile pour une compagnie de théâtre romande de tourner en France qu’outre-Sarine. Cela va mieux dans la musique improvisée ou la danse contemporaine. Et que dire de la défense de la francophonie, instrument culturel de la politique extérieure de nos voisins français ? Les Alémaniques, qui n’ont rien d’analogue dans le domaine germanophone, chipotent périodiquement à propos de la modeste ligne budgétaire, inscrite au Département des affaires étrangères, qui permet à la Suisse de contribuer à la défense et illustration de la langue française.

Vous dites avoir d’abord été initiée à la musique. Comment ont évolué vos goûts au fil des ans ?

Pendant longtemps en effet, mes préférences allaient clairement vers les musiques – classiques et actuelles, d’ici et d’ailleurs – et du côté de la littérature, française ou allemande. Les années ont diversifié mes goûts, qui vont aussi désormais aussi aux expressions contemporaines de la danse et des arts visuels. Elles sont d’une grande richesse d’invention et se servent avec habileté de techniques nouvelles dont l’avenir confirmera, ou pas, les étonnantes ressources.