Regards croisés sur les littératures suisses

Numéro 16 – Décembre 2007

Y a-t-il une littérature suisse ? Plutôt que de poser cette question complexe, les Universités romandes ont ouvert un espace de réflexion sur l’identité suisse à travers ses littératures en faisant dialoguer les œuvres alémaniques, romandes, tessinoises et, plus tard, romanches. Lausanne, Genève et Neuchâtel se sont ainsi associés et offrent, depuis la rentrée académique 2007, un programme de master en « littératures suisses ». Cette filière propose de mettre en réseau les compétences pour valoriser la diversité des œuvres littéraires suisses à la fois dans leur environnement culturel et linguistique propre et dans leurs résonances entre elles. Peter Utz, professeur de littérature allemande moderne à l’Université de Lausanne, a accepté de nous guider dans la visite de ce projet et de quelques-unes de ses implications.

Le master en littératures suisses que proposent trois Universités romandes – Neuchâtel, Genève et Lausanne – met à contribution la diversité des littératures suisses, dont la langue est un élément central, mais aussi la culture et les modes de pensée dont sont porteuses les régions linguistiques. « Chacun porte un regard sur la littérature de l’autre langue. Chaque spécialiste d’un domaine partage son savoir et confronte son point de vue sur la spécialité de l’autre », explique Peter Utz, responsable du programme. « Les différents séminaires se réunissent en séance commune pour échanger les résultats des recherches. Dans ce cadre, personne ne sait tout et chacun a besoin du savoir et des compétences de l’autre. »

Le monde des auteurs et celui des universitaires doivent communiquer davantage.

Après une période de gestation de deux ans, le projet a pris corps, nourri par un environnement stimulant. L’Université de Lausanne possède en effet des ressources telles que le Centre de recherche des lettres romandes (CLR) et le Centre de traduction littéraire (CTL). Autre qualité, cette recherche vivante rend possible le travail pour le master en littératures suisses, qui n’est pas un objet d’étude à part et prend place dans le cadre des études de lettres. Il s’agit d’une mise en réseau qui génère de nombreux échanges.

La création et la vie de la littérature

Ce programme tend également à « encourager l’intérêt du monde académique pour les auteurs, la vie de la littérature et ses conditions de création et de diffusion », poursuit Peter Utz. « Ces deux mondes doivent davantage communiquer. Aux Journées littéraires de Soleure, il y a peu de représentants des milieux académiques, malheureusement.

Or, il s’agit de littérature contemporaine, donc d’auteurs d’aujourd’hui. C’est pourquoi le réseau comprend des institutions comme les Archives littéraires suisses à Berne, le Centre Dürrenmatt à Neuchâtel et le nouvel Institut littéraire suisse à Bienne. »

Connaître une littérature, c’est en effet aussi prendre en compte les conditions dans lesquelles les œuvres naissent, le processus de leur création, les voies de leur circulation. Au niveau pratique, ce type de connaissances seront transmises et travaillées lors de stages, d’ateliers et de rencontres, avec auteurs et traducteurs, prévus dans ce cadre.

À cela s’ajoute que le programme est non seulement intégré dans le cursus habituel des études de lettres, mais encore qu’il présente une complémentarité avec le reste. Peter Utz souligne que « dans la connaissance axée principalement sur la littérature contemporaine et historique, il y a un risque de perte de mémoire. La création reste active, mais les textes disparaissent rapidement et deviennent introuvables. C’est ensuite difficile de les utiliser dans la durée comme objets de recherches. La situation actuelle de l’édition permet de moins en moins le maintien dans le temps des œuvres et par là leur diffusion sur le long terme. Et le phénomène s’accélère. Nous publions, dans le cadre de la série Schweizer Texte, des textes suisses oubliés – pour contrecarrer la disparition rapide des œuvres. Dans le domaine architectural, la sauvegarde des monuments est considérée comme indiscutable et va de soi. Dans le domaine littéraire, il s’agit aussi de créer une conscience du patrimoine littéraire et un savoir-faire à transmettre aux étudiants. »

La création littéraire reste active, mais les textes disparaissent rapidement et deviennent introuvables

D’autre part, « l’idée même de diversité consiste à avoir des points de comparaison. La situation de la littérature romande, par exemple, est spécifique et nécessite une politique culturelle qui tienne compte de la diversité interne de la Suisse. C’est l’édition française, allemande, italienne qui publie les textes suisses. Se pose la question du lien des littératures avec les lieux qui les produisent et qui les éditent. » Une conception forte de politique culturelle fédérale serait bénéfique pour mettre en place et coordonner les conditions favorisant l’émergence de réponses aux différentes questions posées dans le cadre des littératures suisses et leur circulation.

Les séminaires offerts dans le cadre des études de lettres sont au semestre d’automne 2007 au nombre de quatre en tout, dont trois à Lausanne. « À l’avenir, il s’agira de stabiliser ces enseignements et de leur assurer une masse critique d’étudiants qui sera le critère formel de leur maintien. On parle d’un effectif de vingt étudiants par programme de master qui sera fixé comme le seuil critique. Il faut noter qu’il n’y a pas de moyens financiers supplémentaires consacrés à ce master, parce qu’il fait partie du programme général des études de lettres », relate Peter Utz. « L’intérêt des étudiantes et étudiants pour cette filière est donc essentiel à sa survie. »

Prolongements espérés

Quant aux apports de ces séminaires consacrés aux littératures suisses, on pourrait imaginer que « pendant une douzaine d’années, une trentaine d’étudiants fassent des recherches sur les littératures suisses. À partir d’une expérience positive avec les plurilinguismes et les regards croisés qui permettront de faire des recherches sur les archives contenant une grande richesse. Des recherches sur l’évolution de la critique en Suisse romande seraient également bienvenues. Les universitaires qui suivent ce programme, sensibilisés à la diversité des littératures suisses, pourraient aussi enrichir leur enseignement dans les écoles et les gymnases en approchant nos littératures avec un regard averti et stimulant. Et pour eux tous, avoir une influence décisive sur la formation et notre conscience de notre identité culturelle. »

Le règne du quantitatif

Mais la dimension économique et l’application de critères quantitatifs pointent leur nez, là aussi. La dimension culturelle évidente de ce projet mériterait que l’on considère les conséquences très néfastes de ce type de critères appliqués de manière mécanique. Dans le domaine du savoir comme de l’art et de la culture, il faut semer et attendre longtemps pour que les chemins se fécondent et soient productifs. C’est un flux continu et vivant comme dans les questions d’environnement. Il suffit d’assécher les canaux trop rapidement ou brusquement pour que les résultats d’efforts consentis soient anéantis. Ce qui est une curieuse conception de l’économie.

Dans le domaine de la culture, il faut attendre longtemps pour que les graines semées portent leurs fruits

À l’Université de Neuchâtel, il n’y a plus de chaire d’italien pour le même genre de considérations. En revanche, un enseignant de Neuchâtel est invité à participer au groupe du master en littérature suisse. La Suisse n’est par ailleurs pas seule en cause, puisque les directives de Bologne – qui produisent les normes dans les Universités européennes – poussent à une telle uniformisation.

Les défis actuels et la politique culturelle fédérale

Quant aux moyens à disposition pour la création littéraire, Peter Utz, également membre du Conseil de fondation Pro Hel­vetia, décrit la situation actuelle : « Pro Helvetia dépense annuellement environ 700’000 francs pour le soutien direct de la création littéraire dans les quatre langues. Cela représente probablement environ un tiers de toute l’aide publique à la création littéraire en Suisse – il est significatif que l’on ne connaisse pas exactement la somme de toutes les aides cumulées. Si la Confédération se retire de ce secteur, ce qui est prévu dans le cadre des nouvelles lois sur l’encouragement à la culture et sur Pro Helvetia, ce soutien tombera. Il n’y a aucune garantie que les cantons et les communes compensent cette perte importante pour la création littéraire. De plus, le nombre de traductions entre les différentes langues de la Suisse a sensiblement baissé ces dernières années, suivant un mouvement généralisé en Europe. Là aussi, il faut un engagement de la Confédération. Une politique culturelle au niveau fédéral est indispensable pour pallier la protection de la littérature au niveau suisse.

Cette politique devrait cependant respecter et encourager la diversité. La restructuration de Pro Helvetia, prévue par la nouvelle loi, semble aller dans le sens opposé, puisqu’elle réduit le Conseil de fondation, actuellement représentant la diversité culturelle et linguistique et les différents genres artistiques, à un organe de pilotage formé de seulement neuf membres. Il n’est pas assuré que la seule commission d’experts, prévue dans la nouvelle structure, pourra exprimer cette diversité ; en plus, elle n’aura pas de pouvoir décisionnel. Au moins sur les deux points de l’encouragement à la création littéraire et la représentation de la diversité culturelle, les lois proposées ne semblent donc pas une réponse adéquate aux défis actuels… »