Indispensables ou étrangères l’une à l’autre ?

Numéro 18 – Juin 2008

J’ai souvent repensé, ces temps-ci, à un texte de Jacques Maritain qui précise de façon intéressante la définition de la culture. « Nous dirons que la culture ou la civilisation, c’est l’épanouissement de la vie proprement humaine, concernant non seulement le développement matériel nécessaire et suffisant pour nous permettre de mener une droite vie ici-bas, mais aussi et avant tout le développement moral, le développement des activités spéculatives et des activités pratiques (artistiques et éthiques) qui mérite d’être appelé en propre un développement humain. » (in Humanisme intégral, 1936) Aucun doute pour cette école de pensée : culture et civilisation sont synonymes, et c’est ainsi que, lorsqu’il en a l’occasion, le travailleur culturel aborde les choses. Ce qu’il est convenu d’appeler « activité artistique » (littérature, peinture, sculpture, cinéma, théâtre, musique, etc.) est l’expression – « le miroir » comme disait Shakespeare – de la société, et elle est nécessaire autant aux politiques qu’aux simples citoyens.

Situation actuelle

Les nombreuses discussions que j’ai eues avec des politiciens ces derniers mois montrent que si en principe tout le monde est plus ou moins d’accord sur l’importance de la culture, dans les faits le dialogue entre politiciens et artistes est largement un dialogue de sourds.

Nous sommes à la veille de l’adoption d’une loi dans laquelle l’État suisse ne s’oblige à rien – il peut. Et encore, il y a très peu de centralisation prévue, les efforts seront éparpillés entre cantons, ou mêmes communes. Le grand exemple central sera (avec la possible exception du cinéma) pratiquement absent.

Lors d’une journée organisée au début de l’année par Suisseculture, le président du parti radical Fulvio Pelli a dit et répété que les politiques étaient là pour répartir au mieux l’argent des impôts : il y avait beaucoup de monde au portillon, on distribuait ce qu’il y avait. La culture n’était pas nécessairement prioritaire. M. Pelli était insensible à l’argument selon lequel en 1848 les Radicaux avaient été de grands facilitateurs culturels, parce qu’ils avaient compris à l’époque qu’il s’agissait en fait d’autre chose que de répartir de l’argent : il s’agissait de manifester un respect nécessaire à la créativité humaine, étouffée par les régimes hyper­autoritaires qui entouraient la Suisse, ce qui à son tour apportait un enrichissement moral à la société helvétique tout entière.
Cela aurait pu n’être qu’un point de vue personnel de M. Pelli.

Malheureusement, depuis ce jour-là je l’ai entendu encore et encore, de tenants de tous les partis – c’est comme si nous ne parlions pas la même langue. Le citoyen n’a aucun droit garanti lorsqu’il s’agit d’aide pour produire de la culture. L’État peut le lui octroyer s’il veut bien, mais il y a beaucoup d’artistes et peu d’élus, comment celui-ci serait-il aidé plus que celui-là ? Accroître les budgets ? Ce n’est pas une option.

Faire entendre la voix des créateurs, et d’autres citoyens, qui proclament qu’il s’agit non pas d’une simple répartition de l’argent des impôts, mais de cruciaux choix politiques de société, c’est extrêmement difficile.

Cela était encore plus patent au cours des hearings institués par la Commission de la science, de l’éducation et de la culture (CSEC, 21–22 février 2008). Certains socialistes demandaient avec des mots à peine différents de certains UDC de quel droit nous prétendions à des subsides. Nous ne sommes pas des artisans – on ne peut pas mesurer la valeur de ce que nous faisons concrètement. Voulons-nous donc être des assistés ?

Essayez de retourner la question : de quel droit un politicien demande-t-il de l’argent pour une activité qui, tout compte fait, n’est pas plus mesurable que celle de l’artiste ? On vous renvoie des arguments comme « il faut bien vivre », etc. Légitimes. On se demande simplement pourquoi ils ne vaudraient pas aussi pour un travailleur culturel.

Ce qui est étonnant chez beaucoup de parlementaires, gens cultivés s’il en est, c’est ce non-dit selon lequel ils trouvent parfait de consommer de la culture, mais il faudrait au fond qu’elle tombe toute faite du ciel, ou alors qu’elle fonctionne comme les biens de consommation qui se fabriquent et se vendent sur le marché selon une loi commerciale de l’offre et de la demande – alors que la culture n’est pas une marchandise comme une autre.

Au bout de presque deux heures de discussion, il était clair que la valeur immatérielle de la production artistique, l’avantage politique que cela pourrait représenter, étaient complètement évacués. Comme si collectivement les parlementaires avaient oublié l’existence (ou au moins l’importance) de la culture. C’est sans doute à cause de cette incompréhension collective (et majoritaire) de l’acte de production culturelle que nos propositions ont été négligées jusqu’ici. Or, il est indispensable de transformer l’idée selon laquelle l’aide à la culture n’est qu’un poste du budget comme un autre en conscience de l’importance des besoins intellectuels et spirituels. En d’autres termes, il est indispensable d’insuffler quelques idéaux culturels à l’assemblée.

Car en dernière analyse, le principe de base de la culture (qui n’est que marginalement une marchandise), c’est qu’elle doit être une offre, riche et variée, susceptible de permettre au citoyen de débattre, de faire des choix dans tous les domaines. De par sa nature, elle ne peut pas être strictement taillée sur la demande. Pour voir le désastre que cela représente de tout baser sur la demande, il suffit de considérer les programmes TV essentiellement taillés sur le taux d’écoute (la demande, donc) : nivellement par le bas et escamotage des artistes les plus intéressants.

Comme le dit Maritain, la culture doit être avant tout « le développement des activités spéculatives et des activités pratiques (artistiques et éthiques) qui mérite d’être appelé en propre un développement humain. »

Or il faut que les politiques s’y fassent : cela a un prix. La culture, on ne le répétera jamais assez, ne peut pas être soumise à la seule loi du marché. Il faut qu’elle offre de vastes palettes de choix qui ne sont pas simplement basés sur le profit matériel, mais dans lesquelles l’État s’implique ne serait-ce que pour reconnaître la variété, la créativité et le sérieux de ses artistes, et les aspirations des citoyens.