La leçon de la crise, c’est d’apprendre à communiquer

Numéro 20 – Décembre 2008

La crise financière nous enseigne que nous vivons dans un univers commun à tous, à l’échelle mondiale, celui de l’économie dite « réelle », et que, malgré cela, d’aucuns continuent de vivre dans des univers séparés, dont l’univers des finances. Or, vu son importance économique, le dérapage de ce secteur met en danger la bonne marche du processus de la mondialisation elle-même. La racine du problème, c’est un dysfonctionnement dans la communication entre les acteurs de ce secteur et les sociétés civiles auxquelles ils appartiennent.

Dans nos médias, on a critiqué exhaustivement et avec raison le comportement communicatif des dirigeants d’UBS. Ont-ils menti au public ? « So what ! ». Ce constat révèle une vérité : entre l’univers de ces gens-là et celui du public, il n’y a quasiment plus rien de commun.

Alors pourquoi et comment communiquer ? Et quoi ? Car « communiquer » vient de « commun ». Or, les tissus sémantiques qui constituent la base vitale de notre univers commun sont en pleine érosion. Notre héritage culturel se perd à un rythme dramatique. Son érosion s’est accélérée avec la compétition sans limites dans la logique de la shareholder value. L’utilisation économique des contenus culturels disponibles par les relations publiques et la publicité, dans le but de stimuler au maximum les besoins humains au profit de la vente, a tourné à un véritable gaspillage du sens. Dès lors, notre civilisation s’est mise à consommer le sens au lieu de continuer à le produire.

Cette évolution fut accompagnée de l’essor des sciences dites « exactes » et des technologies qui en découlent, au détriment des disciplines productrices de sens telles que les lettres et les arts. Que nous reste-t-il aujourd’hui, dans ce domaine ? Des outils de communication très sophistiqués, mais des contenus d’une banalité écœurante. Nous vivons avec des technologies de choix dans un vacuum du sens, déserté par les contenus substantiels.

La mondialisation, il est vrai, renforce cette érosion des tissus sémantiques locaux et régionaux. L’évidence est de plus en plus éclatante que le sens même de nos actes les plus immédiats se doit à des événements et actions qui ont lieu dans des contextes qui nous sont souvent totalement étrangers. Ce qui nous vient à manquer, c’est la certitude de nous-mêmes, l’évidence d’une réalité commune, voilà pourquoi nous avons de plus en plus besoin de machines – les médias – qui produisent non seulement cette certitude, mais cette réalité elle-même. Leur tâche première n’est pas de nous informer, mais de jeter les bases mêmes de ce sur quoi nous pensons qu’ils nous informent seulement : notre univers commun – ou plutôt : la fiction de cet univers.

Dans ce vacuum, des univers particuliers naissent et se développent plus facilement. Ils se détachent du reste du monde et évoluent selon la logique de leur impulsion première qui, dans le cas du monde financier, est celle de la multiplication de l’argent. Cette impulsion s’émancipe du reste de la production du sens et devient l’impulsion maîtresse d’un univers régi par elle seule. Ce système est parfaitement autoréférentiel : il ne se rapporte qu’à lui-même, et vous avez beau dire que la multiplication de l’argent, dans le cas de ce système, est une multiplication de dettes. On ne vous comprendra pas. Car la notion de « dette » ne veut rien dire à l’intérieur de ce système. Elle fait référence à une réalité extérieure à l’univers financier, une réalité où quelqu’un (de réel) doit quelque chose (de réel) à quelqu’un (de réel). À l’intérieur de cet univers, la dette, c’est de l’argent, et sa multiplication va dans le sens du système. Si ce système s’écroule un jour, c’est donc par la seule méchanceté du monde extérieur.

L’argent, valeur abstraite, se constitue comme telle dans la neutralisation radicale de tout contexte. Un dollar, c’est toujours et partout un dollar. Cela lui procure une facilité de circulation quasiment absolue et lui permet de s’émanciper entièrement des autres systèmes de signes. Il contient donc dans sa structure la perversion autistique qu’il a engendrée. Mais cette valeur abstraite n’est ce qu’elle est que par le pouvoir de se réaliser.

C’est cette vérité-là que d’aucuns réapprennent ces jours-ci dans la tourmente. C’est le moment du redémarrage, en communication aussi. L’homme a dû apprendre à gérer les déficits d’une nature qu’il croyait pouvoir exploiter à volonté. Il doit apprendre aujourd’hui à gérer les déficits de la production du sens dans nos sociétés. La commercialisation systématique des contenus a vidé ces contenus de leur sens existentiel et nous a appauvris culturellement. Regardez nos élites ! Et craignez le retour en masse des idéologues et des sectaires ! Les Lumières seraient-elles en train de ruiner leur propre fondement, de détruire les bases de la citoyenneté ?

Les seules règles de la corporate governance ne suffiront pas pour redresser la situation à l’échelle mondiale. Elles seront utiles, elles nous préserveront du pire, mais c’est du top down, de la bureaucratie. Il faut que nous réfléchissions à notre contribution au sens à donner à la vie à l’époque de la mondialisation. Nous n’échapperons pas au postulat d’une citoyenneté universelle. Il faudra la patience et la longue haleine d’une politique du bottom up dans la production de ce sens et de cette citoyenneté, à savoir : revalorisation des activités et des qualités culturelles, dans la sélection des élites, mais avant tout dans la formation des jeunes, dans un élan d’ouverture pour le processus de la mondialisation.

L’époque de la mondialisation doit être celle de la communication des cultures, si l’on préfère la coopération aux conflits. Or ceux qui sont riches de leur propre culture et conscients des enjeux de l’époque communiqueront beaucoup plus aisément et substantiellement avec leurs partenaires et adversaires provenant d’autres civilisations que ceux qui ne disposent que des connaissances qu’il aura fallu juste pour faire carrière dans leur domaine.

Pour communiquer quoi ? L’information considérée comme étant due à l’autre et choisie pour l’autre, dans la liberté et responsabilité du sujet en possession suffi­sante de soi, du citoyen donc, capable aussi de communiquer le contexte dans lequel l’information qu’il donne devient compréhensible. Tout le défi communicatif est là. Car le contexte d’une information, d’un continent à l’autre comme d’une personne à l’autre, c’est souvent tout un univers. Car c’est là que se constitue le sens. Communiquer, c’est faire passer un monde dans l’autre. C’est ce qu’il faut pour réussir la mondialisation.