Le concept de « valeur » à l’ère du copié-collé

Numéro 24 – Décembre 2009

Depuis la démocratisation d’Internet dans les années 1990, de nombreux auteurs ont étudié les possibles conséquences de ce « monde virtuel » sur nos sociétés, élaborant des milliers d’hypothèses. De l’analyse rationnelle au roman d’anticipation, on flirte avec les extrêmes : l’un parie sur une humanité unie qui œuvrera à la diffusion gratuite d’un savoir commun, l’autre met en garde contre une perte totale de lien avec la réalité. Si Richard Saul Wurman[1] nous dit qu’une nouvelle technologie vient toujours s’ajouter aux autres – et non les remplacer totalement – il en est de même pour cette problématique : l’univers immatériel du web ne se substitue pas à la réalité telle que nous la connaissons, mais vient s’y juxtaposer tout en la modifiant profondément. De tous les changements entraînés par l’avènement de l’ère numérique, la transformation du concept de « valeur » est à relever. Pour une économie basée sur l’équation « rareté = valeur », quelle sera la valeur d’une photographie, d’une illustration ou d’une musique dès lors qu’elle se présente sous la forme d’un fichier multipliable à l’envi ?

Le gramophone numérique ou les fausses notes de l’industrie du disque

« Partout où il y a un phonographe, l’instrument de musique est banni. […] Tout le monde aura sa musique piratée dans son buffet. »
Tenue en 1906 par le compositeur de marches militaires John Philip Sousa, cette diatribe contre le gramophone de Thomas Edison paraît terriblement actuelle. Selon lui, cette invention diabolique menaçait directement le marché des partitions, et par là-même, la création artistique. Un discours d’ailleurs repris par l’industrie du disque à chaque avancée technologique : radio, cassette audio, CD gravable… On crie au loup en mono, en stéréo ou en 5.1 selon l’époque ! Première « victime » du téléchargement sauvage, c’est cette industrie qui a disposé du plus de temps pour réfléchir à l’adaptation de son business model. Dans la course contre la gratuité des fichiers musicaux, les majors ont commencé par se prendre les pieds dans des systèmes anti-copie onéreux, craqués en quelques jours par de jeunes pirates informatique avides de reconnaissance. Aujourd’hui, c’est sur la législation anti-piratage qu’ils comptent.

Mais il est nécessaire de dissocier l’industrie du disque, un support physique qui n’a plus de raison d’être, de celle, plus globale, de la musique. Qu’en est-il réellement de l’avenir de la création artistique, dont les majors semblent tant se soucier ?

Écoutez Radiohead & Nine Inch Nails : c’est gratuit !

Les géants du rock Radiohead et Nine Inch Nails ont, chacun à leur manière, réalisé une expérience intéressante.

En 2007, Radiohead a quitté sa maison de disques et s’est lancé dans une expérience alors inédite : permettre le téléchargement gratuit de son nouvel album In Rainbows via son site internet. Ce dernier laissait le choix aux internautes de faire ou non un don en échange du fichier musical. Deux jours seulement après sa mise en ligne, le fichier avait été téléchargé 1.2 million de fois, le don moyen allant, selon les sources, de 2 à 7 chf. Un tiers des internautes avaient choisi de télécharger l’album sans faire de don. L’expérience n’aura duré que quelques mois, mais avant même sa sortie physique, In Rainbows aura fait gagner à son auteur plus d’argent que le précédent album. S’agissait-il d’un simple coup marketing, d’une tentative pour ouvrir le débat sur la valeur de la musique ou d’une réelle évolution de ce marché ?

Quoi qu’il en soit, cette idée a également inspiré Nine Inch Nails, qui, après avoir proposé une démarche similaire à celle de Radiohead, est même allé plus loin. Non content d’offrir sa musique, le groupe a donné la possiblité à ses fans de télécharger gratuitement chaque piste son, leur permettant ainsi de remixer eux-mêmes la musique. Ces derniers étaient ensuite invités à partager leurs créations sur le site du groupe, créant de ce fait une œuvre artistique collective aux multiples facettes. Au final, le téléchargement gratuit des 9 premiers morceaux de l’album Ghosts I-IV aura suffisament convaincu les internautes pour qu’ils achètent, au prix de 5 chf, les 27 autres titres du quadruple album. Cet album deviendra la meilleure vente Amazon 2008, et le groupe encaissera la majeure partie du chiffre d’affaire généré tout en proposant au public 36 titres pour un prix dérisoire. Sachant qu’un artiste touche généralement moins de 3 chf sur un album vendu 24 chf dans le commerce, l’aventure donne à réfléchir.

L’avenir économique de la gratuité

Ces deux exemples nous montrent que, puisque le support matériel n’est plus nécessaire à la diffusion d’une œuvre, les artistes peuvent se libérer de leur ancien réseau de distribution. Cependant, des questions restent en suspens : qu’en est-il lorsque la création artistique implique de lourds investissements, ou quand l’artiste ne bénéficie pas d’une célébrité préalable ?

Afin de dépasser le modèle tout publicitaire ou le mécénat – non viables à grande échelle – de nouveaux modèles économiques sont en plein essor. Ex-rédacteur en chef de la revue Wired, Kevin Kelly distingue plusieurs « valeurs génératives » qui conduiraient l’internaute à investir dans la variante payante d’une œuvre plutôt que d’avoir recours à sa version gratuite. En voici les plus significatives :

  • l’immédiateté : avoir accès à l’œuvre rapidement, sans avoir à attendre. Beaucoup de gens seraient prêts à payer pour entendre dès sa sortie l’album qu’ils attendaient depuis des mois.
  • l’authenticité : avoir une version de l’œuvre fiable, de qualité et qui fonctionne. Pouvoir se plonger dans un film sans avoir à se soucier de la qualité technique du fichier est une valeur ajoutée.
  • la personnalisation : avoir une version de l’œuvre parfaitement adaptée à vos besoins ou à vos souhaits. Issue d’une relation entre l’artiste et l’acheteur, la personnalisation fait entrer une dimension humaine dans le processus de production de l’œuvre.
  • l’incarnation : avoir accès à un support physique, une performance. Bien entendu, un coffret DVD ou un concert amènent une nouvelle valeur au produit initial.

En 20 ans, les consommateurs devenus internautes ont radicalement modifié leur perception de ce qui a ou non de la valeur. L’abondance d’œuvres, leur immatérialité, la facilité que nous avons à les démultiplier et à les transmettre abaisse la valeur de la copie jusqu’au seuil de la gratuité.

Demain, il faudra donner pour vendre. Et entourer l’œuvre de valeurs non copiables – telles que la confiance ou le lien – sera le meilleur moyen de parvenir à ses fins.


Home taping is killing music

« L’enregistrement sur cassette à domicile est en train de tuer la musique » est le slogan d’une campagne anti-piratage des années 1980 réalisée par la British Phonographic Industry (BPI). Avec la banalisation des magnétophones, la BPI craignait que l’enregistrement à domicile ne cause une baisse des ventes d’enregistrements.
Le slogan a été souvent parodié, un exemple étant l’ajout de and it’s about time too ! (« et c’est pas trop tôt ! ») utilisé par le groupe anarcho-punk néerlandais The Ex. En 1981, les Dead Kennedys imprimèrent Home taping is killing big business profits. We left this side blank so you can help (« L’enregistrement sur cassette tue les gros profits. Nous avons laissé cette face vierge pour que vous aidiez. ») sur une face de In God We Trust, Inc.


[#1] Richard
Saul Wurman est architecte et graphiste. Il est considéré comme un
pionnier du design d’information – ou le fait de rendre l’information
compréhensible. La réflexion citée est issue de son ouvrage Information
Anxiety (1989).