Musique classique : papy fait-il de la résistance ?

Numéro 24 – Décembre 2009

À un premier regard superficiel, le monde de la musique classique paraît un des moins susceptibles d’être intéressés par le concept de gratuité, au sens commercial du terme. Interrogeons nos idées reçues : quel est le public de la musique classique ?

Aisé, généralement âgé, inquiet souvent d’être vu autant que de voir, il est prêt à investir considérablement dans sa consommation culturelle. Résistant la plupart du temps à la tentation d’ouvrir un quotidien gratuit à la une duquel trône un titre provoquant, il ne reculera pas en revanche devant le prix d’un disque, inchangé depuis près de trente ans – et que dire d’une soirée à l’opéra ou d’un abonnement à une saison symphonique ? Souvent éduqué, il n’est pas rare que ce même public adopte vis-à-vis des « pseudo-gratuités » modernes cette attitude critique dont on peut déplorer l’absence dans de larges couches de la population : dans un wagon de chemin de fer, c’est avec un haussement d’épaules un peu résigné qu’il regardera les lycéens lire assidûment leur quotidien gratuit, absorbant des doses massives de messages publicitaires en même temps qu’une pseudo-information odieuse. Bref : le public de la musique classique pourrait bien apparaître comme un résistant, un conservateur rendu nerveux par l’avènement de l’illusion moderne. Est-ce à dire que la musique classique est réellement protégée ?

D’une manière inimaginable il y a peu d’années encore, un esprit consumériste gagne le monde vénérable de la musique classique

Sur un point, la plupart des musiciens classiques seront d’accord : la gratuité est… ingrate ! En l’absence de prix d’entrée, même symbolique, le public sera facilement tenté de s’éclipser avant la fin, ou négligera d’arriver à l’heure, dérangera même toute une rangée de spectateurs pour prendre une meilleure place, et tout cela au beau milieu d’un adagio séraphique ! En dehors de quelques actions promotionnelles exceptionnelles, le musicien classique n’est pas près de l’admettre. En l’an 2000 par exemple, l’Orchestre de Paris donnait sur le Champs de Mars, au pied de la Tour Eiffel, un grand concert gratuit, auquel ont assisté environ 100’000 personnes (sans compter les téléspectateurs de France 2). Il advint bien sûr que le public, peu habitué au concert classique, applaudisse au beau milieu d’un mouvement, mais ni le chef – Seiji Ozawa – ni les musiciens n’auraient eu l’idée de s’en offusquer, l’enjeu clairement annoncé étant de contribuer à populariser la musique classique.

Ce genre d’action reste toutefois exceptionnel. Un autre exemple – sans doute plus important – de gratuité est celui offert par la Fête de la Musique, dont le succès dure depuis de longues années. L’idée, à l’origine, était de permettre à tous de se produire, spécialement aux amateurs ; mais la fête, peu à peu, s’est professionnalisée. Parmi les exécutants, beaucoup regrettent maintenant ce qu’ils considèrent parfois comme une réelle concurrence : pourquoi les foules massées ici ne viennent-elles pas voir nos autres concerts ? Le cachet de 100 francs qu’ils empocheront n’est pas vraiment de nature à les consoler. Dans un autre registre, il y a trois ans, aux Fêtes de la Cité à Lausanne (gratuites également), la Cathédrale trop pleine dut être fermée dix minutes avant le début d’un concert de l’Ensemble Vocal de Lausanne, laissant sur le parvis plusieurs dizaines de mélomanes furieux ; rixe s’ensuivit ! À l’intérieur, d’autres se scandalisaient que les premiers rangs aient été réservés aux VIP invités par le généreux sponsor, et commençaient même à démonter les cordons de séparation installés par les forces de l’ordre.

Un nouveau public serait-il donc apparu pour la musique classique ? Les radins ont-ils débarqué ? D’autres indices pourraient le faire pense Manifestation phare de la scène classique française, la Folle Journée de Nantes s’est fait connaître depuis quinze ans pour son concept original, reposant sur une énorme concentration de concerts (plus de 250 en cinq jours, dans une cité des congrès comportant une petite dizaine de salles utilisables) ; les programmes sont courts (45 minutes) et les billets très peu onéreux (quelques euros la plupart du temps, soit cinq à dix fois moins que dans des conditions réelles). Dans une même salle peuvent être donnés huit ou neuf concerts dans la même journée ! Les raccords sur scène seront réduits à une poignée de minutes, à peine le temps d’installer les micros, même en cas de transmission radio en direct. L’équilibre artistique peut devenir instable, la nervosité des intervenants est palpable.

La situation devient inconfortable pour tous, en particulier pour les ensembles les moins soutenus par les pouvoirs publics.

Avec cela, toutes les places s’envolent en quelques jours sur Internet, et le concept s’exporte à Bilbao, Tokyo, Varsovie, Rio de Janeiro même ; aujourd’hui, des millions de mélomanes sont concernés. Les concepteurs de la Folle Journée ont parfois annoncé des statistiques alléchantes faisant état de nouveaux publics : des jeunes, des gens issus de couches défavorisées, qui ne seraient autrement jamais venus au concert… Mais lorsque l’on se promène dans les couloirs de la Cité des Congrès, mis à part quelques essaims d’enfants venus assister à une représentation scolaire, la différence ne saute pas aux yeux : on y voit surtout des gens d’âge mûr, qui se soumettent en souriant à une véritable épreuve de marathon, enchaînant les concerts avec boulimie, courant hors d’une salle dès que la dernière note a cessé de résonner, pour rejoindre hors d’haleine un autre amphithéâtre : ne rater pour rien au monde les Variations Goldberg de X, la Symphonie Pastorale de Y ! D’une manière totalement inimaginable il y a peu d’années encore, un esprit consumériste gagne donc le monde vénérable de la musique classique ; et avec lui, inévitablement, la problématique du retour sur investissement, et à terme sans doute, de la gratuité !

Ce public va-t-il voir, ira-t-il voir un jour d’autres concerts ? Renoncera-t-il au low cost (fût-il de qualité) pour rejoindre le cercle des mélomanes plus conventionnels, ou bien au contraire le public traditionnel va-t-il lui aussi tomber dans la pingrerie, et déserter les salles « sérieuses » au profit de ces grand-messes populaires ? Les concepteurs de la Folle Journée se légitiment en invoquant leur mission pédagogique, et le nécessaire renouvellement du public. On peut croire qu’ils sont sincères. Mais un tel système a d’ores et déjà mis en place une terrible pression des coûts à la baisse : on se bat pour figurer sur des affiches aussi médiatiques ; on y met aussi de sa poche, inévitablement. Les autres festivals (en France spécialement), voyant se réduire dramatiquement leurs subventions, sont tentés de parler le même langage. La situation devient inconfortable pour tous, en particulier pour les ensembles les moins soutenus par les pouvoirs publics. La théorie à la mode du win win (« gagnant-gagnant »), pas forcément toujours bien comprise, vient y ajouter ses méfaits : tel directeur de centre culturel trouvera normal que vous lui fournissiez gratuitement des centaines de vos disques, en échange de la publicité que vous assure une présence dans sa boutique ; un avocat refusera de payer son abonnement à votre revue, prétextant qu’il l’expose dans sa salle d’attente ; on demandera à un chœur professionnel de faire le voyage de retour (dix heures de bus !) de nuit, juste après le concert, pour économiser une nuit d’hôtel… Ou encore, plus inquiétant parce que placé au sommet de l’échelle qualitative, on citera le cas de ce grand chef « baroqueux » qui engage de jeunes solistes, et les fait travailler pendant plus d’un an sans aucune rémunération ; à l’issue de l’opération, le jeune chanteur se sera fait connaître, et aura du travail pour dix ans, m’expliquait un jour un chef de chœur nord-américain.

À ma réaction un peu outrée, qui devait commencer par quelque chose comme « si tout le monde fait comme ça… », le même chef me coupa sèchement la parole, pour me dire que de toute façon, les artistes suisses étaient « surprotégés » ! En un mot comme en cent, alors que les manifestations directes de l’esprit de gratuité peuvent paraître modestes en musique classique, il est difficile de ne pas penser ici à cette autre évolution, plus sous-terraine, pas moins insidieuse peut-être : de rares vedettes, toujours plus chères, et un immense peuple, fantassins de l’ombre qui doivent s’habituer à travailler dans une logique qui relève plus de la grande distribution que d’une politique culturelle cohérente.

Le public de la musique classique pourrait bien apparaître comme un résistant

Si elle n’arrive que rarement à la solution extrême de la franche gratuité, une telle évolution ébranle profondément le système de redistribution des produits de l’activité artistique ; elle est peut-être même de nature à mettre en danger la préparation de la relève. La chose ne serait pas si choquante si la musique classique n’était pas par ailleurs aussi massivement soutenue par les fonds publics, qui sont seuls (dans nos pays du moins) à même d’entretenir durablement ce qui en constitue le socle indispensable : les orchestres, les opéras, les conservatoires…