Des siècles pour en arriver là…

Numéro 52 – Décembre 2016

Ne commençons-nous pas aujourd’hui à regretter l’époque où la question de la laïcité, dont on connaissait pourtant l’existence, nous laissait à peu près en paix ? Avec l’avènement du terrorisme de masse, avec l’apparition du concept monstrueux de « guerre des civilisations » venu s’y greffer, nul ne peut plus éviter de s’y confronter ; et chacun est sommé de se positionner face à la fort embarrassante question : quelle laïcité voulons-nous ?

L’interrogation se justifie par le fait que, quel que soit l’angle sous lequel on choisit de considérer la chose, il ne paraît pas possible de donner de la laïcité une définition unique, complète et parfaitement satisfaisante. Dans certains pays, comme la France, la séparation de l’État et des Églises est supposée totale. Dans d’autres, comme les États-Unis, tout lien n’a pas été supprimé, et l’on voit aujourd’hui encore les Présidents prêter serment sur la Bible. En Angleterre, la Reine reste cheffe de l’Église officielle – de manière plutôt symbolique toutefois. En Suisse même, les Cantons ne sont pas d’accord entre eux… Cette infinie variété de points de vue s’observe également au niveau lexical : ainsi le terme « laïcité », usé et galvaudé en France, est-il rare en anglais, qui lui préfère « secularism ». Or, « sécularisme » existe également en français, mais avec un sens assez différent… En bref : la situation serait résolument plus simple si nous pouvions déjà nous entendre sur les mots ! Il fut un temps, pas si éloigné somme toute, où le choix des croyances n’était pas une question de cheminement personnel, mais d’autorité : chez les Romains, les Chrétiens furent persécutés pour leur refus de reconnaître les dieux païens qui, à défaut de susciter l’enthousiasme des citoyens, avaient un rôle à jouer au niveau de la cohésion sociale. Dans l’Europe du Moyen Âge, le dogme se décidait en haut lieu, sans que le peuple soit invité à participer au débat. Proclamer son agnosticisme, dans un tel contexte, était tout simplement impossible. Les choses commencent à changer avec la Réforme, qui amène pour la première fois un choix réel, bien que restreint… mais l’affaire fut sanglante ! C’est à l’issue des guerres de religion que s’imposa le principe fameux (et quasi intraduisible) « cujus regio, eius religio » : en chaque province, la confession sera choisie par le souverain. C’était, d’une certaine manière, s’en tenir à la règle médiévale ; mais d’un autre côté, c’était admettre une première coexistence entre communautés séparées géographiquement certes, mais proches. Plusieurs centaines d’années furent encore nécessaires pour que les doutes critiques des philosophes – mais aussi l’évidence croissante de la pluralité des croyances – garantissent enfin au citoyen une liberté de choix, et postulent des États une certaine neutralité ; constatons néanmoins que l’affaire n’est réglée (chez nous) que depuis un siècle tout au plus…Lorsque nous débattons de ces questions de tolérance et de vivre-ensemble, peut-être faudrait-il que nous, Occidentaux, gardions à l’esprit une certaine modestie : rappelons-nous avec quelle peine nous sommes sortis du principe des religions d’État ! Aujourd’hui, il nous semble évident qu’il appartient à chacun, selon sa personnalité et son parcours, de faire le choix d’un système de vie, et qu’aucune espèce d’autorité ne peut intervenir ici – surtout pas la force. Mais il nous a fallu des siècles pour en arriver là… Ce principe, la liberté de conscience, est trop fondamentalement inscrit dans le cœur de l’homme pour qu’il soit possible de l’étouffer ; et à terme, notamment avec les progrès de l’éducation, il s’imposera partout.

On aura compris déjà le fond de ma pensée : je me demande sincèrement si les problèmes actuels, plutôt que la collision de deux mondes incompatibles, ne sont pas une sorte de transition, une période de vagues qui suit nécessairement le mouvement de fusion des plaques tectoniques. Et de même que, il y a un siècle ou deux, notre situation en Europe n’était pas particulièrement réjouissante, de même, dans quelques générations, les habitants des cinq continents n’auront pas forcément des vues si dissemblables sur ces questions. Les développements de la communication et de l’instruction, la globalisation dans ce qu’elle peut avoir de plus positif, nous y amèneront. Le tout serait donc de se donner du temps… Quant aux problèmes brûlants, que dire ? Le débat, me semble-t-il, s’est beaucoup focalisé sur des signes matériels : croix, kippa ou minaret sont-ils une menace pour la paix sociale ? L’amour ou la haine n’habitent-ils pas au fond de l’âme, et non pas dans ces marques extérieures ? Je ferai une exception pour le voile intégral qui, en ce qu’il tend à nier l’existence autonome d’un être humain, me semble voué à disparaître, plutôt tôt que tard. Mais pour le reste, je crois qu’il nous faut rester très vigilants, et rejeter les amalgames dont on nous assourdit : n’oublions jamais que la guerre la plus inique et la plus meurtrière des vingt dernières années n’a pas été lancée par un imam vociférant au fond d’une mosquée salafiste.