L’Exception & l’Apparence

Numéro 25 – Mars 2010

Ce jour-là, un piège avait été tendu à Roman Polanski à l’aéroport de Zurich (lire Le Créateur, « voleur de feu » d’Anne Cuneo). Personne ne se doutait qu’un piège, bien plus grand, était tendu à l’ensemble de la scène artistique occidentale. Selon toutes les apparences, c’étaient les cinéastes suisses qui avaient attiré Polanski dans ce piège, en lui offrant des menottes d’or en guise de prix d’honneur. Cette lecture des apparences, certains d’entre nous – dont je suis – l’ont faite dans la hâte.

Bien des artistes et non des moindres ont réagi comme si Polanski était poursuivi pour ses films, comme s’il était victime de persécutions dirigées contre ses œuvres par quelque régime autoritaire.
Ce qui n’était pas le cas.

Suffoqués d’indignation par la manière dont s’était passée l’arrestation de Polanski, les artistes suisses furent dépassés par une réaction internationale bien plus excessive, tout particulièrement en France, culminant dans les interventions de Bernard Kouchner, ministre des Affaires étrangères et de Frédé­ric Mitterrand, ministre de la Culture, qui con­cluaient qu’on ne peut pas se permettre d’emprisonner un cinéaste du calibre de Polanski.

La riposte prit instantanément la forme d’un tsunami médiatique et populaire, bientôt dirigé contre l’ensemble du monde artistique, accusé sans distinction de couvrir les agissements criminels d’un violeur pédophile.

Un artiste aussi considérable que Polanski est-il moins justiciable qu’un citoyen moins doué et moins célèbre ? La question allait être posée à satiété, et les tentatives désespérées de plaider le mauvais fonctionnement de la justice américaine et la compréhensible méfiance de Polanski à son égard, n’ont fait qu’empirer les choses. Soudain il apparaissait aux yeux du grand public que les artistes se considèrent eux-mêmes comme une exception au sein de la société, pour ne pas dire qu’ils se placent au-dessus des lois.

De là à s’en prendre, comme l’éditorialiste de 24 Heures, au concept même d’exception culturelle, le pas allait être vite franchi.
Grave et détestable confusion.

Les artistes ont dans ce Waterloo épuisé le potentiel d’indignation et de mobilisation qu’ils détenaient

Les artistes ont dans ce Waterloo épuisé le potentiel d’indignation et de mobilisation qu’ils détenaient. Il va falloir le reconstituer, avec beaucoup de patience. Les conditions pour défendre la fameuse « exception culturelle » – dont on s’aperçoit que bien peu ont compris le sens dans le public, les médias, mais aussi parmi les artistes eux-mêmes – seront bien plus mauvaises qu’auparavant.

L’exception dont se réclament l’art et la culture s’applique en effet à deux domaines bien précis :

  • les œuvres d’art doivent bénéficier d’une totale liberté d’expression ;
  • les États doivent pouvoir accorder des subventions publiques aux œuvres d’art et aux entre­prises culturelles sans que cela soit considéré comme une distorsion des lois inter­nationales de la concurrence.

Dans ce combat pour l’exception culturelle, il ne s’agit pas de revendiquer pour les artistes et leurs infractions une exception que la loi devrait leur accorder en échange de la qualité des œuvres qu’ils ont créées !

Appréciés pour leur talent à s’approcher, voire à franchir les limites, à enfreindre les règles, à ne pas se laisser intimider par les préceptes moraux, politiques ou religieux, bref, pour leur pratique de la liberté, il y a une limite que les artistes ne peuvent pas franchir dans leur vie d’individu : celle qui les retient de bafouer les valeurs humaines fondamentales sur lesquelles leur art est bâti.

Que tous n’y parviennent pas, c’est une évidence. Que les autres artistes ne se laissent pas entraîner à justifier de telles « exceptions » indéfendables, c’en est une aussi.

Si l’Artiste fait la représentation du crime à la manière d’un Sade ou d’un Céline, doit-il être défendu dans sa liberté d’expression ?
Même si c’est dur à avaler, oui ; de même qu’il serait stupide d’interdire Mein Kampf. Mais s’il passe à l’acte, en toute incohérence, l’Artiste perd son droit à l’exception.

Pétition lancée par Michel Bühler et signée par 273 artistes suisses : « Indignés par l’incarcération de Roman Polanski, venu en Suisse pour y être honoré, consternés par l’image désastreuse que cette arrestation donne de notre pays, les personnes soussignées – artistes, intellectuels, amoureux de la culture – demandent à Madame la conseillère Widmer-Schlumpf de libérer immédiatement ce cinéaste. »

Extrait de la pétition internationale : « […] Roman Polanski est un citoyen français, un artiste de renommée internationale, désormais menacé d’être extradé. Cette extradition, si elle intervenait, serait lourde de conséquences et priverait le cinéaste de sa liberté. Les cinéastes, acteurs, producteurs et techniciens, tous ceux qui font le cinéma du monde, tiennent à lui manifester leur amitié et leur soutien. »


« […] Mais l’affaire Polanski révèle aussi le mépris boursouflé d’un petit monde envers la société et ses règles, surtout si celles-ci sont appliquées à son détriment. Ses contempteurs les plus vindicatifs peuplent l’intelligentsia française, qui célèbre la République pour mieux révérer le fait du prince, qui prêche l’égalitarisme mais se vautre dans le passe-droit. Avec une prime spéciale pour ces politiciens de la gauche caviar qui disent le bien pour les autres mais font d’abord le leur. Le discours se répand, gagne en force : l’exception culturelle justifierait qu’on n’arrêtât pas Roman Polanski, au titre de ses chefs-d’œuvre. On croit rêver, au mieux. » (L’exception culturelle jusqu’à la nausée, Thierry Meyer, rédacteur en chef, 24 Heures, 29.09.09)