Édito n°31, septembre 2011 – Les artistes s’emparent des tragédies

Numéro 31 – Septembre 2011

Le déroulement de la vie des sociétés et de leurs approches politiques, économiques, culturelles et religieuses n’a pas lieu selon une progression régulière, programmable et contrôlable. Il ressemble davantage aux mouvements des océans rythmés à la fois par de petites et grandes marées, mais aussi chahutés violemment par des tempêtes et des tsunamis inattendus.


Certains créateurs, précurseurs comme Pythagore (l’univers mathématique) et Platon (l’univers géocentrique), Brunelleschi (la perspective) et Léonard de Vinci, Copernic (l’héliocentrisme et l’infinité de l’univers) et Newton (les lois de la gravité), Max Planck (la physique quantique) et Einstein (la relativité générale et l’effet photoélectrique), Picasso et Braque, annoncent par leurs inventions ou découvertes la fin d’un mode de pensée et une nouvelle manière de raisonner ou de s’exprimer.
Tandis que d’autres penseurs, de par leur curiosité innée et leurs « antennes » sans cesse à l’écoute des tremblements du présent, sont plutôt les témoins lucides de leur temps.

Picasso est à la fois l’un et l’autre, précurseur à travers le cubisme (Les Demoiselles d’Avignon, 1907) et témoin et acteur de son temps dans la réalisation de Guernica en 1937 en pleine guerre d’Espagne, annonciatrice d’un nouveau conflit mondial. Son Guernica sera comme Les Fusillades du 3 mai (1814) de Goya. Des œuvres magistrales s’inspirant d’une réalité – la guerre d’Espagne sous Franco et l’invasion de la péninsule Ibérique par Napoléon – qui vont dépasser la tragédie précise représentée pour devenir l’expression d’une tragédie universelle sans cesse répétée.

Trois cinéastes européens, pour ne citer qu’eux, Jean Renoir avec La Grande Illusion (1937), Stanley Kubrick avec Les Sentiers de la Gloire (1957), d’après le roman de Humphrey Cobb paru en 1935, et Francesco Rosi avec Les Hommes contre (1970), d’après un livre de souvenirs écrit en 1936 – 37 par Emilio Lussu, s’empareront eux aussi du même thème à travers des histoires situées durant la Grande Guerre de 14 – 18. La puissance évocatrice du film de Renoir fut tellement forte que les projections de La Grande Illusion furent interdites durant la Seconde Guerre mondiale aussi bien en Allemagne, qu’en Italie et en France.

Écrivains et cinéastes se rejoignent souvent et se complètent pour « crier » leur indignation devant les grandes dérives de nos sociétés et les dénoncer avec des moyens qui leur sont propres. Qui ne se souvient pas des pages et des images sur le pouvoir et les totalitarismes du correspondant de guerre et écrivain ukrainien Vassili Grossman dans Vie et Destin (1962), du réalisateur Costa-Gavras dans Z (1969), L’Aveu (1970), ou Porté disparu – Missing (1982), ou, plus près de nous, du romancier français Marc Dugain dans Une exécution ordinaire (2007) ?
Ces artistes se sont emparés des tragédies, espérant peut-être, par leur art, au-delà de leur propre catharsis, éveiller leurs contemporains à une lecture plus lucide du monde, afin qu’ils ne retombent pas toujours et si régulièrement dans les mêmes gouffres destructeurs, prisonniers comme Sisyphe d’un parcours infernal et sans fin.