Pour qui sifflent ces serpents ?

Numéro 34 – Juin 2012

TANT de pas ont passé qui martelaient les routes
tant de voix ont fleuri qui s’emparaient du ciel !
je vois le flot humain qui s’écoule, qui se reprend,
et qui se redresse au soleil de sa propre histoire
Werner Renfer, poète jurassien mort de détresse faute de soutien

Le lundi 23 avril 2012, à l’issue de son Assemblée générale, CultureEnJeu a reçu trois dignitaires de l’organisme d’état censé soutenir la culture en Suisse et qui a pour nom Pro Helvetia. Rappelons que cette institution a été fondée à la va-vite en 1939 pour tenter – après plus d’un siècle de vie commune sous la bannière fédérale – de rappeler que toutes les parties linguistiques et les cultures locales, régionales voire cantonales appartenaient bien au même domaine helvétique et n’étaient pas dissécables. Car l’idée khadafienne de morceler la Suisse avait déjà tenté quelques esprits dans les années 30. Septante-trois ans plus tard, le président, la vice-présidente et le directeur actuels de Pro Helvetia ont donc parlé à un parterre d’artistes romands sous le titre « Quels choix pour quelle culture en Suisse ? ».

Je ne sais trop pourquoi, mais me sont revenus en mémoire les deux héros imaginés par Henri Roorda dans sa pièce La Ligue contre la bêtise, sorte de Bouvard et Pécuchet helvétiques, se persuadant que : « En donnant souvent des coups d’épée dans l’eau, on finit par se faire du biceps. »[1]

À mots un peu moins couverts que ceux de leur président, le directeur et la vice-présidente ont évoqué les choix de leur institution en matière de culture. À vrai dire, ils se sont surtout plaints des arbitrages effectués par les autorités fédérales pour les dépouiller de leurs prérogatives afin d’en doter l’Office fédéral de la culture, leur grand rival soutenu à hauteur de plus de deux cent millions de francs. Pro Helvetia et ses 34 millions de subventions se voit désormais comme un « petit Poucet ». Aucune hypothèse n’a été formulée pour expliquer ce déséquilibre établi entre les deux organismes. Les dirigeants actuels de Pro Helvetia ne soupçonnent pas qu’ils pâtissent peut-être d’un soutien trop inconditionnel à certains lieux de production (au détriment de certains autres) ou d’avoir trop surfé sur l’écume de la mode. Bien au contraire, la vice-présidente s’est interrogée sur les meilleurs moyens de repérer suffisamment tôt les jeunes pousses et les courants artistiques du futur afin des les aider, en tirant dessus, à grandir et à produire des fruits plus vite. Cette sollicitude envers les tendances de demain, s’accompagne d’une grande indifférence envers les artistes qui, après avoir œuvré à progresser et à s’affirmer, sont aujourd’hui matures. Soit il est entendu que d’autres organismes de subvention s’en occuperont, soit qu’ils peuvent disparaître. Porter au pinacle les seules « nouvelles formes », c’est n’élever des artistes que pour les laisser choir au profit de la « vague » suivante.

Porter au pinacle les seules « nouvelles formes », c’est n’élever des artistes que pour les laisser choir au profit de la « vague » suivante.

Surtout, il paraissait essentiel aux conférenciers de ne pas s’attarder trop longtemps sur les formes dépassées : le théâtre, par exemple. Au contraire de la danse qui serait en pleine émergence. Diviser pour régner est une bonne et vieille recette politique – même ceux qui ne vivent que de nouveauté en connaissent l’usage et le goût.

L’art théâtral va donc devoir plus que jamais compter ses amis, ses soutiens. Que se passera-t-il si tous les organismes de subventionnement public adoptent les mêmes principes que Pro Helvetia ? Qui se préoccupera d’établir, en Suisse, une culture de la longue durée ?


[#1] Henri Roorda, La Ligue contre la bêtise, Marseille, Le Flibustier, 2012, p. 96.