Loi fédérale sur l’encouragement de la culture (LEC) : la loi et le fait

Numéro 34 – Juin 2012

Elle s’est fait attendre – désirer pour les uns, craindre par d’autres – la Loi fédérale sur l’encouragement de la culture (LEC). Mais pourquoi donc la culture aurait-elle besoin d’une loi ? La qualité ne se loue-t-elle pas d’elle-même ? Érigée en règle universelle arbitrée par l’audimat, cette maxime favorise les grosses productions au détriment de la diversité de l’offre. Et puis, les artistes ont besoin d’un statut, d’être « encouragés » par la collectivité. Mais qui commande paie ! Alors n’y aurait-il pas un risque d’instrumentalisation politique de la culture ? Voici quelques questions parmi d’autres qui se sont posées tout au long de la conception de cette loi. Finalement, c’est une solution suisse qui a été imaginée par le législateur. Disons-le d’emblée, elle ne nous paraît ni miraculeuse, ni condamnable, mais nécessaire et améliorable.

Le contexte et ses contrastes

Un pays qui n’est pas délimité par des frontières naturelles, ne peut compter sur les ressources de son sous-sol, se situe au confluent de plusieurs cultures et dont le 20 % de la population est d’origine étrangère a besoin d’un dénominateur commun fort pour exister, d’une identité. La Suisse est une construction volontariste qui s’exprime par la culture, porteuse de valeurs partagées et d’identité, faite à la fois de traditions et d’une recréation permanente.

Or, partout en Europe depuis une vingtaine d’années, la montée des populismes signale une fracture culturelle, un fossé grandissant entre les élites toutes tendances confondues et une partie croissante de la population qui se sent exclue. Que dire en Suisse d’élites qui s’identifient en anglais dont elles imposent l’apprentissage à nos écoliers dès le plus jeune âge ? Qui trouvent judicieux de démembrer nos régies fédérales – PTT et CFF –, ne s’émeuvent pas le moins du monde de voir les financiers jouer au jeu de l’avion et dilapider les biens produits par le travail de tous[1], puis se grattent gravement la barbichette pour savoir comment on va baisser les retraites, les salaires, l’assistance sociale, les coûts de la santé, les budgets de l’éducation et de la culture, bien évidemment… ? Faute de pouvoir partager des valeurs communes et d’avoir des outils de compréhension des mécanismes conduisant à la crise, en l’absence de motifs d’espérer, les cocus de l’affaire sont invités à diriger leur colère contre des boucs émissaires : étrangers, musulmans et autres. C’est un vieux truc, mais il marche toujours. Certes, les élites ne sont pas unanimes comme on l’imagine d’En bas. Il y a des opinions fortement divergentes en leur sein. Reste néanmoins que le courant avec une partie importante de la population ne passe plus.

Une loi dans le courant de l’Histoire

Dès la fin du XXe siècle, le monde se polarise entre deux conceptions de la culture. La « vieille Europe », le Canada, les puissances émergentes se mobilisent contre sa marchandisation à outrance qui en relègue les contenus aux oubliettes que les USA entendent imposer via l’OMC. Finalement, c’est à une écrasante majorité qu’est votée en octobre 2005 la Convention de l’UNESCO pour la diversité culturelle contre la voix des États-Unis, ratifiée à ce jour par 120 états. « Les activités, biens et services culturels en tant que porteurs d’identité, de valeurs et de sens ne doivent pas être traités comme ayant exclusivement une valeur commerciale », dit-elle. Et les États sont souverains pour « adopter et mettre en œuvre les politiques et mesures qu’ils jugent appropriées pour la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles sur leur territoire ».

La voie est donc libre pour développer une politique culturelle nationale concrétisant la Constitution suisse. Oui, l’État a un rôle à jouer, celui d’« encourager »[2] la culture au sens large. D’où l’intitulé de la loi adoptée le 11 décembre 2009 par les Chambres fédérales. Son pilotage se fera via un Message culturel quadriennal. Dans celui du 23 février 2012, concluant une large consultation, « le Conseil fédéral définit l’orientation stratégique de la politique culturelle de la Confédération pour la période 2012 à 2015 pour un montant total de 637,9 millions de francs. Il se fixe 5 objectifs :

  • cultiver la diversité culturelle ;
  • améliorer l’accès à la culture en incorporant dans sa politique culturelle les deux thèmes connexes des traditions culturelles et de la culture numérique ;
  • favoriser les échanges culturels en Suisse et avec l’étranger ;
  • renforcer la coopération de la Confédération avec les cantons, les villes et les communes ;
  • créer un contexte général favorable à la culture. »

Certes, la loi et le Message culturel du Conseil fédéral ne réservent pas de grandes surprises. De nombreux éléments sont déjà présents dans la Constitution. Toutefois, on notera l’accent nouveau mis sur l’élargissement de la notion de culture « qui englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances », et de son rôle de « facteur essentiel de la vie sociale et politique, d’instrument efficace d’intégration et de cohésion sociales ». Et de conclure : « Une politique culturelle active ne se limite ainsi pas à la promotion de la création artistique ou à la sauvegarde du patrimoine culturel. »

Les activités culturelles en tant que porteuses d’identité, de valeurs et de sens ne doivent pas être traitées comme une valeur commerciale.

Lors du débat du 23 avril faisant suite à l’AG de CultureEnJeu, Pius Knüsel, Directeur de Pro Helvetia, a mentionné la controverse entre les tenants d’une acception large de la culture et sa limitation aux seuls arts. L’intention est assez différente selon qu’on adopte l’un ou l’autre point de vue : dans un cas, c’est l’accès de la population à la culture qu’on entend stimuler, dans l’autre, c’est l’artiste et sa création qu’on encourage. Le Conseil fédéral observe que « près de la moitié de la population ne fait pas usage de ses infrastructures culturelles » ; il s’en inquiète et penche plutôt pour une acception large de la culture qui ne se limite pas aux seuls arts traditionnels. En effet, hormis l’école, qui touche la quasi-totalité des jeunes, force est de constater que la majorité des vecteurs culturels professionnels se trouvent dans les villes, que l’accès aux lieux de spectacles culturels peut non seulement représenter une charge importante pour des petits revenus, mais être intimidant pour de larges couches de la population. Il convient donc, si on veut les concerner, d’élargir l’éventail des expressions culturelles en intégrant la culture populaire et ses acteurs spécifiques.

Une politique d’ouverture vise à encourager les initiatives culturelles et non à les contrôler

Il faut inscrire au crédit de la LEC qu’elle se démarque clairement du courant qui a dominé le monde unipolaire depuis l’effondrement de l’Union soviétique. Car, qu’on ne s’y trompe pas, derrière la façade libérale vantant l’initiative privée se cachait une politique extrêmement agressive utilisant le libre-échangisme gendarmé par l’OMC pour pénétrer et contrôler les marchés mondiaux tout en verrouillant l’accès des produits culturels au marché américain.

Une politique culturelle active ne se limite pas à la promotion de la création artistique ou à la sauvegarde du patrimoine culturel.

Ce danger provisoirement écarté, on voit apparaître depuis quelques temps le concept de gouvernance de la culture. Des édiles d’un canton d’un bout de lac, revisitant la Loi existante, en suppriment l’intitulé « accès et encouragement » de la culture. Ce sont les « grandes institutions » qui doivent focaliser désormais l’attention de l’État ; par une « meilleure gouvernance » il faut viser à « l’excellence ». Il y a lieu de s’inquiéter lorsque le pouvoir politique quel qu’il soit s’arroge le droit de gouverner la culture et de la mettre au service d’une politique de représentation et de prestige. L’encouragement vient prolonger des initiatives culturelles avec le double souci d’en stimuler la diversité et de veiller à l’élargissement de son accès. Ceci n’exclut pas d’encourager des créations pointues réservées à un public averti ; mais en conservant un spectre large et varié qui tient compte de toutes les composantes de la population. Il faut renvoyer dos à dos aussi bien la dictature du marché qui réduit la culture à sa seule valeur marchande que sa gouvernance politique.

L’orientation générale de la LEC d’encouragement et la préoccupation de l’accès du plus grand nombre à une culture diversifiée vont dans le bon sens. Mais l’intention est-elle suffisante ?

Le réel et le virtuel

Les années nonante ont vu l’émergence d’une fracture culturelle qui prolonge la fracture sociale. Et c’est à juste titre que le Message en pointe l’uns des aspects importants : l’illettrisme. « Dans notre société prônant l’efficacité et la rapidité, ne pas savoir suffisamment lire et écrire est un facteur d’exclusion sociale, culturelle et économique. En Suisse, environ 800’000 personnes âgées entre 16 et 65 ans éprouvent d’extrêmes difficultés à lire. Elles ne sont pas en mesure de filtrer, relier entre elles et comprendre les informations contenues dans un texte court. Le coût social et économique de l’illettrisme se chiffre à plus d’un milliard de francs par an. »

Il y a lieu de s’inquiéter lorsque le pouvoir politique quel qu’il soit s’arroge le droit de gouverner la culture.

On aimerait applaudir des deux mains, et pourtant quand on passe aux propositions, on déchante. L’ensemble des mesures proposées n’est pas sans intérêt, mais il est sans commune mesure avec l’ampleur du problème. Depuis l’an 2000, on sait par les enquêtes PISA successives que l’école publique continuent à alimenter l’illettrisme de la population à raison de 15 à 20 % de jeunes en fin de scolarité obligatoire. On cherchera en vain une sensibilisation, par les autorités responsables, des acteurs scolaires à cette faille importante de l’école publique, une stratégie avec les moyens nécessaires pour réduire l’illettrisme. Voilà sur quoi la CDIP est muette.

Tout aussi décevant est le traitement du multilinguisme helvétique. On rappelle les origines de 1848, cite la Loi sur les langues nationales, ses intentions concernant des échanges intercommunautaires, des initiatives « innovantes ». On se rappelle la phrase du Petit moustachu : « La Suisse, combien de divisions ? » De même, si on veut favoriser le multilinguisme helvétique comme le garantit la Constitution, il faut se poser la question d’échelle des mesures. Les initiatives mentionnées dans le Message sont des peanuts face à la décision des cantons alémaniques dans leur quasi-totalité de reléguer le français au deuxième rang au profit de l’anglais[3]. En une décennie, on a changé totalement la motivation de l’introduction de l’enseignement précoce des langues nationales qui visait à sensibiliser les enfants par des jeux linguistiques aux autres régions linguistiques. Dans une optique utilitariste, on prétend préparer les futurs adultes au marché du travail. Ici, on joue clairement l’allégeance au maître du monde contre la cohésion nationale.

On forme de nouvelles générations qui n’auront plus appris à dissocier le fait de l’opinion.

Enfin, dans l’approche de la culture, il y a un grand absent : la science. Que ce soient les détracteurs des méfaits de certains excès technologiques ou les thuriféraires des réalisations de l’EPFL, tout le monde semble oublier que l’Occident démocratique est né d’une rupture avec la domination d’un pouvoir théocratique, et que le fondement de la méthode scientifique qui veut qu’on examine contradictoirement les choses en recherchant des preuves est allé de paire avec la naissance de la pensée démocratique. S’il est un domaine de la culture laissé à l’abandon aux mains des multinationales, et des calculs de rentabilité, c’est bien la science. On forme de nouvelles générations qui n’auront plus appris à dissocier le fait de l’opinion, qui n’interrogeront plus la réalité avec la curiosité et le scepticisme indispensables, voguant dans un brouet de croyances et d’affects.

La Loi a le très grand mérite d’exister. Le Message de 94 pages qui l’accompagne est plein de renseignements et de réflexions stimulants. Mais c’est le lien avec la réalité qui est faible. Il est vrai qu’on ne peut pas demander à une loi autre chose que de fixer un cadre. Le passage du virtuel au réel relève de la volonté des citoyens, des partis politiques, de la société civile, de nous, les milieux concernés par la culture aux sens large et spécifique.


[#1] Dans la régression idéologique des années 1990, on a bien vite oublié que le capital, c’est l’accumulation du travail.
[#2] Entre le français « encourager » et l’allemand « fördern », on notera un accent différent. Dans le premier, c’est l’acteur ou créateur culturel qui a l’initiative ; en allemand, « promotion » est plus volontariste de la part de l’État. On remarquera que dans le Message culturel, on a traduit systématiquement « encourager » par « promouvoir ».
[#3] Allant jusqu’à remettre en question l’enseignement du français comme à Zürich.