Un musée dans la ville

Numéro 38 – Juin 2013

Il y a des musées des villes et des musées des champs. Parmi ces derniers, citons pêle-mêle le Louisiana au Nord de Copenhague, le Kröller-Müller à Otterlo, le LaM à Villeneuve-d’Ascq, ou, plus près de chez nous, la Fondation Beyeler et le Centre Paul Klee. L’avantage de ces musées est évident : environnement vert, calme, conditionnement contemplatif ; on s’y rend exprès, surtout le week-end, de préférence en famille, et on y passe en général beaucoup de temps. Les musées des villes sont plus communs. On les trouve dans les centres ville ou en banlieue, dans des bâtiments représentatifs ou de caractère industriel. Ils s’adressent aux gens de passage et à la population résidente, et ce à n’importe quel jour de la semaine, ce qui implique une programmation différente d’un musée des champs.Le futur Musée cantonal des Beaux-Arts (MCBA) est situé dans une zone on ne peut plus urbaine, une sorte de blind spot à deux pas de la gare, un quartier ferroviaire bien en vue mais invisible puisqu’inaccessible depuis plus d’un siècle. En créant une grande place publique bordée de trois institutions – le musée de l’Élysée et le mudac rejoindront le MCBA dans la seconde phase de développement du site –, le bureau d’architecture EBV de Barcelone, lauréat du concours en 2011, ouvre d’intéressantes perspectives urbanistiques et une excellente perméabilité d’un site longtemps interdit au public.

Leur projet respecte l’esprit du lieu de par son déploiement longitudinal et parallèle aux voies de chemin de fer et sa capacité à fonctionner comme un échangeur – non plus pour des locomotives, mais pour des œuvres d’art de toutes les époques et pour tous les publics. Il offre tous les services publics que l’on peut attendre d’un musée du XXIe siècle : restaurant, librairie, bibliothèque, auditoire et atelier de médiation. Il promet des salles d’exposition magnifiques et répondant aux normes internationales en matière de sécurité, ce qui permettra enfin de mettre en valeur les quelques 10’000 œuvres qui forment le patrimoine cantonal ainsi que les collections promises, à la condition de pouvoir les déployer. Le geste architectural d’une impressionnante et élégante simplicité ancrera le MCBA résolument au cœur de la cité tout en fournissant un atout promotionnel formidable.

Les excellents résultats intermédiaires du financement de la part de privés le démontre bien : pour un projet de pas loin de 80 millions de francs suisses, il ne reste à trouver qu’une dizaine de millions. Le message a apparemment passé : nouveau musée, nouveau lieu de vie au centre ville, nouvelle plate-forme culturelle unique en Suisse – quelle formidable opportunité pour Lausanne et le canton de Vaud de s’affirmer non seulement en tant que siège olympique ou par rapport à la danse et au théâtre qui font leur fierté, mais également et enfin au niveau des arts visuels !

Les musées devenus trop exigus sont en général agrandis par des annexes. Le MCBA est le seul musée d’importance en Suisse à pouvoir envisager un bâtiment entièrement neuf, lui permettant de repartir sur de nouvelles bases et avec un nouveau souffle après plus de 150 ans d’existence. Le MCBA jouit ainsi d’un privilège rare : sur le site des halles CFF, il s’offre une identité renouvelée et acquiert une visibilité jamais atteinte dans son histoire tout en intégrant ses collections et ses compétences reconnues aux niveaux national et international. La réputation du MCBA repose sur cinq collections d’importance : les fonds Abraham-Louis-Rodolphe Ducros (1748–1810), Charles Gleyre (1806–1874), Théophile-Alexandre Steinlen (1859–1923), Félix Vallotton (1865–1925) et Louis Soutter (1871–1942). De plus, les collections de tapisseries anciennes et d’art textile contemporain Toms Pauli, qui bénéficient d’une reconnaissance internationale, rejoindront le MCBA sur leur nouveau site. La principale ligne d’horizon du MCBA s’étend du XVIIIe siècle au post-impressionnisme, avec de belles focales sur le cubisme et l’abstraction vaudois. L’aura du musée dépend fortement – comme tout musée d’art d’ailleurs, qu’il soit public ou privé – de dons de particuliers, de dépôts à long terme et d’une politique d’acquisitions qui tend à compléter les fonds existants tout en gardant grands ouverts les yeux sur l’art contemporain tant vaudois qu’international. Là aussi, l’enthousiasme que suscite le projet s’est déjà concrétisé par des donations et dépôts exceptionnels – Paul Klee, Thomas Hirschhorn, Frank Stella, etc. Ce patrimoine unique (le fonds Vallotton par exemple, réunissant plus de 500 œuvres, est le plus important fonds au monde dédié à ce peintre), patrimoine basé sur des échanges historiques au niveau international, donc ouvert sur le monde, trouvera sa place juste sur un site de 22’000 m2 jouissant d’un potentiel immense, à proximité d’une gare appelée à s’agrandir et à se transformer sous peu ; un site qui occupe une position centrale par rapport à la ville de Lausanne et au canton de Vaud, par rapport au trafic régional et aux grands axes européens. Des atouts majeurs pour un musée qui entend jouer un rôle de carrefour dans les réseaux de la culture, du patrimoine, du savoir et de l’éducation. Le MCBA et la place publique de ce nouveau quartier deviendront ainsi un point de rencontres, d’échanges, de loisirs et de formation attractif et incontournable. C’est en cela précisément que réside l’avantage d’un musée des villes.

Le Canton de Vaud possèdera un quartier des arts qui n’a d’équivalent que le MuseumsQuartier de Vienne.

Dans de telles conditions, pas question de conserver les heures de fermeture habituelles à 17 ou 18 heures. Puisque les gens entendent bien profiter d’un musée, des événements qui y sont organisés et de ses infrastructures (café-restaurant, auditoire, shop) en rentrant du travail en fin de journée, il faudra songer à le garder ouvert au moins les jeudis ou vendredis jusqu’à 20 heures. L’étude des heures d’ouverture par comparaison avec des villes suisses d’importance similaire reste à faire. Un musée situé à côté d’une gare, contrairement à un musée des champs, est enclin à susciter un certain nombre de visites Brèves. Imaginons que nous ayons loupé un train et que nous disposions de 50 minutes pour une visite-éclair des collections, de l’espace-projets ou de l’espace-dossiers. D’où l’importance de la gratuité de ces espaces. Seules les expositions temporaires seraient payantes, comme c’est d’ailleurs le cas à Londres, à Bruxelles et dans d’autres villes européennes. Songeons également aux visiteurs qui viennent plusieurs fois par semaine au musée pour y étudier une peinture ou un groupe d’œuvres. Il est évident que la gratuité encourage l’apprentissage et la formation. La médiation, à savoir l’interface entre le musée et ses publics, est d’ailleurs appelée à jouer un rôle central au MCBA. Une attention particulière sera vouée à deux publics spécifiques : les écoles, bien évidemment, et les personnes âgées, public encore trop négligé par le « marketing muséal » même si toutes les statistiques démontrent clairement le vieillissement progressif de la population suisse. Pour ces deux publics en tout cas, la situation du musée à 50 mètres de la gare, du métro et des bus est idéale et devrait favoriser les visites récurrentes.

Deux espaces déjà cités font partie d’une offre qui n’est possible que pour un musée des villes. L’espace-projets, situé au rez-de-chaussée du MCBA, ouvert sur la place publique, est la première vitrine qui se présente à une personne qui pénètre dans le nouveau quartier des arts. Sa programmation est de nature plutôt expérimentale et événementielle ; elle se fait à court terme, ce qui permet de réagir à toutes sortes d’actualités, contrairement à une programmation muséale classique qui est établie sur deux, trois, voire cinq ans.

L’espace-dossiers, situé du côté des collections au niveau du deuxième étage, mais bien séparé des salles dédiées à leur présentation, permet une programmation renouvelée d’expositions d’œuvres sur papier, d’acquisitions récentes ou de projets de restauration. Il vaudra à lui tout seul une visite du musée.

L’auditoire enfin, situé également au rez-de-chaussée, accueillera régulièrement conférences, concerts ou performances. La richesse de l’offre en expositions, la fréquence des événements ainsi que la qualité et la diversité du programme de médiation seront donc autant d’atouts capables de fidéliser les publics.

L’architecture du futur MCBA est à la fois audacieuse et d’une étonnante simplicité : un long parallélépipède rectangle avec une façade quasi-borgne de 150 m de long du côté des rails, donc des nuisances sonores et de la lumière du soleil directe, et une façade ouverte sur la place publique, qui abrite celle-ci et en fait un havre de paix au centre ville. Par sa présence bien visible depuis les quais de la gare et les rails (en direction de Genève), cet édifice de brique grise, qui ne saurait évidemment être un bâtiment industriel, est une surface de publicité unique. Le musée se signale lui-même aux 25 millions d’utilisateurs de la gare ; ils seront 40 millions dans 10–15 ans selon les projections des CFF. L’on voit que le potentiel du MCBA est impressionnant. Une fois que le Musée de l’Élysée et le mudac, institutions des plus dynamiques, l’auront rejoint sur ce site urbain exceptionnel, le canton de Vaud possèdera un quartier des arts qui n’a d’équivalent que le MuseumsQuartier de Vienne, en plus d’une belle diversité complémentaire : arts anciens et contemporains, photographie, arts appliqués et design.