Les médias en panne de vision politique et culturelle ?

Numéro 43 – Septembre 2014

6 décembre 1992, bureau électoral de Vieusseux à Genève, un arrondissement populaire à tradition ouvrière. La quarantaine bien sonnée, pinces à vélo et casquette à la main, un ouvrier passe justement devant la table des responsables du bureau, son bulletin de vote à la main. Les toise l’un après l’autre d’un regard de défi, la secrétaire, le président, le vice-président, puis glisse ostensiblement son bulletin dans l’urne, un NON de toute évidence. Et pan dans la gueule ! De ceux qui depuis des semaines ressassent que les intelligents voteront pour l’Espace économique européen (EEE), contre les sots qui n’ont rien compris à la Modernité.

Peut-on lui en vouloir ? À ses yeux, ces responsables du bureau électoral représentent cet establishment arrogant tel qu’il lui est apparu dans les médias dominants. Lui, le mécanicien de précision qui avait un métier magnifique, il a vu en deux décennies disparaître l’un après l’autre les fleurons de la métallurgie, Tavaro, Sodeco, SIP et tant d’autres, avec les savoirs qui lui étaient liés, et toute une culture ouvrière. Au nom de la raison économique, on a d’abord transféré les centres de décision à Zurich. Puis ce sont les usines qui ont été phagocytées dans le grand maelström des capitaux internationaux. Alors il sait par expérience de quoi il retourne quand on lui parle de construire un espace économique européen échappant à tout contrôle démocratique. Il sait pour des raisons ancrées dans son vécu, qui ne peuvent se ratatiner à la xénophobie et aux rancœurs d’un Blocher, qu’on ne construira jamais une Europe à laquelle on pourra s’identifier sur un marché en stabulation libre.

 

 

Au lendemain du NON à l’EEE, les médias s’étaient déchaînés en de longues plaintes funèbres ; on avait convoqué des pleureuses, des prédicteurs d’un avenir funeste pour la Suisse. Or un arbre se juge à ses fruits ; et un système économique à ses conséquences. L’histoire a donné raison à notre ex-métallo. Depuis plus d’une décennie, les pays libéralisés sur le modèle de l’Union européenne ont entamé une longue descente aux enfers. Elle se manifeste par un réel appauvrissement de larges couches de la population, le chômage, les délocalisations, la stagnation du petit commerce, la précarité du lendemain. Des secteurs de plus en plus larges de la population ont compris que les privations qu’on leur demande sur le modèle du Pacte de stabilité et de croissance de l’Union Européenne sont non seulement des privations non partagées par les privilégiés, mais surtout qu’elles conduisent dans le mur. Paradoxalement, c’est probablement la débauche de moyens déployés par le lobby de l’économie qui a convaincu des indécis à voter OUI aux quotas. On sait notamment que les syndicalistes n’ont pas suivi le mot d’ordre formulé du bout des lèvres par leurs centrales.

L’homo economicus que nous propose le discours européen dominant est une abstraction stérile qui réduit l’homme à sa valeur marchande.

Quel a été le rôle des médias ? À la fin des années 1960, il y avait encore un foisonnement de journaux d’opinion en Suisse. Ils ont disparu les uns après les autres, ou ont fusionné. De plus en plus concentrés aux mains de quelques grands groupes économiques, les médias dominants qui ont survécu ont gommé leurs attaches partisanes. En même temps, le spectre des opinions qu’ils véhiculent s’est resserré avec une tendance à présenter comme des évidences raisonnables les opinions des groupes dominants et de leurs lobbies. Les réactions médiatiques au vote du 9 février 2014 illustrent une fois encore cet état de fait. On aurait bien aimé lire dans notre quotidien, entendre à la radio, voir à la TV qu’il est tout à fait légitime de réglementer la main d’œuvre étrangère sans être xénophobe ni un suppôt de Blocher. On aurait apprécié qu’on cloue le bec à Arnaud Montebourg et autre Cohn-Bendit, leur rappelant que lors du referendum du 29 mai 2005, 54,7 % du peuple français ont refusé la ratification de la Constitution européenne ; que les orientations de ces eurocrates qui tancent si vertueusement la Suisse n’ont pas été légitimées par des votes populaires ; que par ailleurs la Suisse accueille 1,8 millions d’étrangers pour 8 millions d’habitants, soit proportionnellement deux fois plus que la France et la plupart des pays européens ; enfin, que trois initiatives xénophobes successives ont été rejetées par le peuple suisse…

S’il est juste d’exiger des médias qu’ils véhiculent du sens, de la diversité culturelle et des idées, il est essentiel de se préoccuper de les nourrir.

Au lieu de cela, ça fait six mois qu’on nous sert du Patrick Aebischer pour nous décliner sur tous les tons le désastre pour le programme Erasmus du vote du 9 février. Et le SECO d’en rajouter : le bilan économique de la main d‘œuvre étrangère en Suisse serait globalement positif. « Globalement » ? C’est bien là le problème, car il ne l’est pas pour tout le monde : dans la construction, par exemple, où la pression sur les bas salaires s’est accrue, le travail au noir demeure incontrôlable. Sans doute, la Suisse devrait pouvoir bénéficier d’une main-d’œuvre étrangère à haute qualification. Mais ce n’est là qu’une partie de la réalité. La majorité populaire s’est prononcée sur l’autre partie, justement. On ne peut que s’étonner de la facilité avec laquelle les médias ont entériné la thèse d’un vote xénophobe glorifiant Blocher. Mais à qui la faute ? Quelles sont les voix qui se sont élevées pour dire autre chose ?

La classe ouvrière et la paysannerie ont été, jusque dans les années 1960–70, deux piliers incontournables de notre société, avec leurs rites et leur culture propre. Elles avaient leurs intellectuels « organiques » qui s’étaient frayé peu ou prou une audience publique. Le rêve d’une alliance entre la faucille et le marteau a tourné court. Les démocraties occidentales sont parties dans une autre direction. Le boom économique des années 1970–90, a promu l’émergence d’une classe dite « moyenne », liée au développement du secteur tertiaire des services – assurances, banques, fonction publique, médias – qui est venue rejoindre les professions libérales traditionnelles. Ces nouveaux venus, promus par une conjoncture particulière leur garantissant sécurité matérielle et confort, ont porté un regard nouveau sur les rapports hommes-femmes, fait preuve d’une tolérance à des pratiques autrefois condamnées – liberté sexuelle, homosexualité, divorce… Des instruments nouveaux sont venus matérialiser ces aspirations : pilule contraceptive, unités portables sonores et visuelles – walkman, Natel, iPad – assurant à leurs utilisateurs l’ubiquité, une communication sans limites par Internet.

Les médias sont tributaires dans leur mode de fonctionnement des lois du marché, de la satisfaction à court terme de leur clientèle et de leurs financiers, mais ils ne peuvent se nourrir d’eux-mêmes.

Ainsi, cette « classe » a commencé à donner le ton dans les années de son ascension, imprimant à la société un certain mode de vie hédoniste individualiste. Mais elle n’est pas homogène. Elle ne peut concevoir une conscience d’elle-même comme les grandes classes sociales constitutives des démocraties. Son existence est fragile, son rôle dans la production des biens peu clair, ses opinions versatiles. Elle est depuis quelque temps menacée dans son existence matérielle, déstabilisée par un durcissement brutal et généralisé des rapports professionnels qui a gagné tous les secteurs. L’optimisme des années 1970–80, la perspective des lendemains qui chantent ont fait place au désarroi face à l’avenir. Il ne s’agit pas d’une simple mauvaise passe économique, mais d’une mutation sociale, d’une crise qui touche les fondements de la société actuelle, et dont on ne sortira pas sans remettre en question l’ensemble de valeurs individualistes et narcissiques qui paralyse l’émergence d’un rêve collectif auquel une majorité de la société pourrait adhérer. Aucune société ne peut durer sans un idéal partagé qui suscite des réalisations au bénéfice du bien commun. L’homo economicus que nous propose le discours européen dominant est une abstraction stérile qui réduit l’homme à sa valeur marchande, lui dénie son humanité, ses aspirations. Définir l’Europe en construction par le marché, c’était dès l’origine aliéner sa dimension politique et démocratique, la priver de sens. Et ce n’est pas par hasard qu’elle serve de repoussoir à une fraction croissante de la population.

La Suisse a été relativement protégée par ses institutions, sa diversité culturelle et linguistique. Le recours aux urnes, perçu par certains comme un obstacle à leurs projets, nous a préservés des chimères technocratiques. Ce qui garantit à notre pays sa vitalité, c’est la richesse de sa société civile. Cependant à moyen et long terme, sa survie démocratique ne sera pas assurée sans un débat culturel au sens large réactualisant ses fondamentaux. Les médias ont leur rôle à jouer, mais ils sont tributaires dans leur mode de fonctionnement actuel des lois du marché, de la satisfaction à court terme de leur clientèle et de leurs financiers ; mais aussi ils ne peuvent se nourrir d’eux-mêmes. En démocratie, c’est aux partis qu’incombe au premier chef l’initiative de la recherche de solutions innovantes rompant avec l’idéologie dominante. Les grandes formations de gauche comme de droite ont malheureusement négligé cette fonction essentielle pour se concentrer sur les échéances immédiates. Par comparaison, c’est comme si on supprimait la recherche fondamentale en science, un risque majeur, soit dit en passant, à l’heure du tout à l’économique.

S’il est juste d’exiger des médias qu’ils véhiculent du sens, de la diversité culturelle et des idées, il est essentiel de se préoccuper de les nourrir.