Pourquoi une histoire de la littérature romande ?

Numéro 49 – Mars 2016

Notre instituteur ouvrit la Gazette de Lausanne, interrompit nos travaux et nos bavardages, et déclara sur un ton solennel : « Notre grand écrivain Charles-Ferdinand Ramuz est mort. » J’avais alors neuf ans et ne pouvais pressentir le rôle que ce personnage mythique allait jouer plus tard dans ma vie.

Ce contact, très bref et très sommaire, avec les lettres romandes resta sans lendemain. Tout au long de ma scolarité, aux collège et gymnase classiques cantonaux, pas la moindre trace d’un auteur de chez nous qui aurait marqué ma sensibilité littéraire. Au contraire : Molière et les romanciers du XVIIIe siècle, Stendhal et Proust, plus tard Sartre, Camus, Malraux, Bernanos ont nourri ma passion de la lecture. J’aimais les leçons de récitation : mais pas un vers de Mathey, de Roud ou de Crisinel. J’apprenais passionnément de longs poèmes de Charles Péguy qui nourrissaient alors ma soif de mysticisme.

À la Faculté des Lettres, mon mémoire de licence porte sur le Paysan parvenu de Marivaux et c’est à Mme de La Fayette et sa Princesse de Clèves que j’ai consacré ma thèse de doctorat. Quand je m’interroge sur cette prédilection pour les auteurs du XVIIe, du XVIIIe ou pour Marcel Proust, je pense qu’elle correspondait à ma fascination pour leur style et leur vision du monde : de Molière à Proust on retrouve cette force comique qui implique une distanciation salutaire face à la folie des hommes et de l’Histoire.

Il a fallu « les Circonstances de la vie » pour que je me plonge dans la lecture des écrivains romands : assistant de Jacques Mercanton j’ai, par devoir puis par plaisir, lu ses romans et nouvelles, dont il n’avait jamais dit un mot dans ses cours. Quant à Ramuz, c’est comme maître assistant de Gilbert Guisan que j’ai pris connaissance de l’essentiel de son œuvre. Certes, j’avais dévoré Aimé Pache peintre vaudois, mais c’est pour l’enseigner que je me suis plongé dans la Vie de Samuel Belet, l’ouvrage de Ramuz que je préfère parce que j’y vois un reflet de ma propre expérience et un modèle de sagesse. Ajouterai-je que, sollicité par Maître Claude Reymond, j’acceptais de relire Alexandre Vinet pour l’Encyclopédie illustrée du canton de Vaud et que j’ai rendu compte dans la Gazette de Lausanne du premier roman de Jean-Luc Benoziglio Quelqu’un bis est mort ?

Tel était donc mon maigre bagage romand lorsque je débarquais à l’université de Zurich en 1979. Je commençais par consacrer mon grand cours à Malraux et à Molière, à Sartre et à Pascal, à Camus et à Racine. Mais en discutant avec mes étudiants dans les séminaires, j’ai très vite constaté qu’ils ignoraient tout de la Suisse romande, de son histoire, de sa culture et de ses écrivains.

Pour pallier ce manque, je créai en 1981 un colloque de littérature romande destiné à faire connaître des écrivains du XXe siècle de Gustave Roud à Philippe Jaccottet, de Jacques Mercanton à Alice Rivaz et Anne-Lise Grobéty. Plusieurs écrivains sont venus à Zurich parler de leur travail, Mercanton, Haldas, Velan, Barilier Borgeaud, Bouvier, Cuneo. De nombreux étudiants ont consacré leur mémoire de licence à des auteurs romands : Rod, Ramuz, Pourtalès, Felix Vallotton, Jacques Chessex, Alexandre Voisard, Alice Rivaz, Jacques Mercanton, Yvette Z’Graggen, Anne-Lise Grobéty, Monique Laederach, Claude Delarue, François Conod, Sylviane Roche… Des thèses de doctorat ont vu le jour sur Ramuz, Étienne Barilier, Catherine Colomb, sur Edmond-Henri Crisinel par une étudiante japonaise qui fait connaître aujourd’hui nos écrivains dans l’Empire du Soleil Levant.

J’ai eu la chance de pouvoir compter sur mes assistants dont j’ai suivi les travaux avec un vif intérêt : Claire Jaquier dont la thèse sur Gustave Roud et la tentation du romantisme a profondément renouvelé notre connaissance de la sensibilité littéraire romande à l’époque de ce grand poète ; Daniel Maggetti dont les recherches sur le XIXe siècle ont démontré comment le concept de littérature romande avait alors vu le jour ; Pascal Antonietti, passionné par l’œuvre d’Yves Velan, auquel il a consacré une monographie ; Sylvie Jeanneret qui s’est interrogée sur les rapports entre littérature et musique dans l’œuvre de Barilier.

En collaboration avec Doris Jakubec, directrice du Centre de recherches sur les Lettres romandes à l’université de Lausanne, nous avons mis sur pied, dans le cadre d’un programme national du FNRS, un projet de recherche sur la littérature populaire et l’identité suisse. Dès mon plus jeune âge, j’ai été passionné par l’Histoire et, dans mon étude des textes littéraires, j’ai toujours privilégié (contre les modes des années 70 – 80) une approche historique qui situe les œuvres dans leur contexte socio-politique. Cette recherche nous a d’une part permis de mieux cerner l’évolution des mentalités en Suisse romande entre 1850 et 1950, d’autre part de montrer comment les grands auteurs ont su retravailler ce matériau dans des formes plus complexes et distancées.

En 1985, à la demande de la famille de mon collègue Michel Dentan qui venait de mourir, j’ai pris la présidence du jury du Prix créé à sa mémoire. Nouvelle occasion de prendre connaissance chaque année de l’essentiel de la production littéraire romande : de Jean-Marc Lovay à Daniel de Roulet (lauréats en 1985 et 1994) en passant par Claude Delarue, Rose-Marie Pagnard, François Debluë, Jean Pache ou Yves Laplace, ce furent de nouvelles découvertes et des rencontres enrichissantes.

Par ma position « excentrique », vaudois exilé  à Zurich, j’étais particulièrement bien placé pour réunir dans un ouvrage collectif tous les spécialistes des divers écrivains romands.

Parallèlement, durant la même période, j’étais membre de la Commission de publication pour la collection CH, commission dans laquelle nous désignions les livres à traduire de français en allemand ou italien et vice-versa. Ce fut alors l’occasion de nouer des relations avec des écrivains alémaniques ou tessinois et de promouvoir des auteurs romands.

C’est à la suite de ce travail de recherche et de promotion littéraire que j’ai pris conscience d’un manque : depuis la fin du XIXe siècle, quand avaient paru les histoires littéraires romandes de Philippe Godet et de Virgile Rossel, on ne disposait pas d’une Histoire de la littérature en Suisse romande du Moyen Âge à nos jours. Certes il y avait eu en 1964 la publication de la thèse monumentale d’Alfred Berchtold sur La Suisse romande au cap du XXe siècle ou, plus succinct, le livre de Manfred Gsteiger sur La nouvelle littérature romande. Mais manquait un ouvrage de référence nécessaire aux étudiants, pour la plupart futurs enseignants dans les gymnases de Suisse allemande.

Par ma position « excentrique », vaudois exilé à Zurich, j’étais particulièrement bien placé pour réunir dans un ouvrage collectif tous les spécialistes des divers écrivains romands d’Othon de Grandson à Philippe Jaccottet, de Jean Calvin à Jacques Chessex. Figurent ainsi au sommaire de cette Histoire littéraire des contributeurs de toutes générations : celles de mes maîtres (Jean Starobinski, Olivier Reverdin, Pierre-Paul Clément, Jean-Luc Seylaz), celle de mes collègues des universités de Genève, Lausanne, Neuchâtel, Fribourg, Berne, Bâle, Saint-Gall, Lucerne et Zurich ; celle de mes assistants et doctorants.

Encouragé par Bertil Galland, j’ai constitué un comité scientifique : mon collègue Yves Bridel, avec lequel j’ai dirigé un groupe de travail sur la célèbre Bibliothèque universelle « miroir de la sensibilité littéraire au XIXe siècle » ; André Gendre, professeur à Neuchâtel, spécialiste du XVIe siècle ; Doris Jakubecet Roland Ruffieux, historien, professeur aux universités de Lausanne et de Fribourg. Daniel Maggetti a brillamment assumé la charge de secrétaire de rédaction.

Tout au long de ma scolarité, pas la moindre trace d’un auteur de chez nous qui aurait marqué ma sensibilité littéraire.

Encore fallait-il trouver l’argent nécessaire à une telle entreprise. Mon ami, Philippe Jaton, avocat, accepta de présider l’Association créée pour cette mission. On se heurta d’abord à un refus du canton de Vaud et il fallut une intervention au niveau de l’Office fédéral de la culture pour que les sommes indispensables puissent être réunies. C’est ainsi que purent paraître dans des délais très brefs, entre 1996 et 1999, les quatre volumes richement illustrés de l’édition Payot.

En 2012, ces ouvrages n’étant plus disponibles à la suite de la faillite des éditions Payot, Caroline Coutau de Zoé accepta avec enthousiasme de les republier. Mais au cours des vingt dernières années, les écrivains romands avaient fait l’objet de très nombreux travaux (mémoires, thèses, études critiques, nouvelles éditions…). Il fallait donc en tenir compte. Il fallait aussi décrire l’évolution du champ littéraire romand dans les premières années du XXIe siècle et faire connaître nombre de jeunes auteurs. Pour ce double travail de mise au point, je me suis entouré d’une petite équipe comprenant les « anciens » (Joël Aguet, Marion Graf, Daniel Maggetti) et des journalistes en prise sur l’actualité (Anne Pitteloud et Isabelle Rüf), avec Daniel Vuataz comme secrétaire de rédaction.

Cette nouvelle édition en un seul volume de 1’726 pages a paru dans un temps record,
en avril 2015.