Space Invasion, vue d’exposition, 2020, Galerie Fabienne Levy

Artistes visuel·le·s émergent·e·s : quel monde possible pour leur future carrière ?

Numéro 71 – Octobre 2021

Quelle est la situation des jeunes artistes suisses romand·e·s à la fin de leur formation en arts visuels et quelles sont les conditions de leur émergence sur le marché de l'art contemporain ? Points de vue et témoignages d’une artiste, d’une sociologue, d’une galeriste et d’une curatrice d’expositions.

Une carrière d’artiste ?

D’abord, peut-on seulement parler de carrières d’artistes s’agissant d’arts visuel·le·s ? Pour la sociologue valaisanne Isabelle Moroni le mot carrière qui sous entend une progression linéaire n’est pas forcément adapté aux parcours des artistes qui s’avèrent en fait multiples et sans ordre précis, plutôt comme « des chemins ponctués d’épreuves » (1). Une seule chose semble être convenue aujourd’hui : pour avoir sa place sur le marché de l’art, la formation dans une haute école est devenue un passage obligé. Parce que bien sûr, l’école est une ressource en termes de socialisation aux codes de l’art légitime du moment, et c’est là aussi qu’on crée son premier réseau professionnel. Mais c’est aussi, en Suisse, une condition pour l’obtention de la plupart des prix, des bourses ou des résidences qui permettent aux artistes émergent·e·s de démarrer leur carrière – osons quand-même le mot - grâce au bénéfice matériel et à la légitimité ainsi obtenue.

Entrer dans le circuit de l’art contemporain… et y rester

Pour Julie Marmet, curatrice indépendante à Genève, l’enjeu est double : les artistes doivent pouvoir entrer dans le circuit à la sortie de leur formation, mais aussi tenir sur la longueur. Mais les hautes écoles, d’abord, ne leur permettent pas d’avoir une représentation suffisamment concrète de leur futur métier – avec ses codes, ses droits, ses politiques et son administration - et de s’y préparer. Cette quasi absence de formation professionnelle, à proprement parler, alimente l’image romantique de l’artiste tout·e à son œuvre et loin des contingences matérielles, qui ne correspond pas à la réalité du métier d’artiste devenu une activité autoentrepreneuriale à part entière. Pour opérer un changement de paradigme nécessaire, il s’agit alors et pour commencer, de détabouiser l’argent et aussi la réussite dans un milieu où, en Suisse, le système des bourses et des prix instaure une compétition perpétuelle entre pairs. Ensuite, toujours selon Julie Marmet, un obstacle supplémentaire et de taille se présente aux artistes professionnel·le·s: ils et elles ne bénéficient encore à ce jour d’aucun statut professionnel en Suisse, et ne sont pas rémunéré·e·s… ce qui les engage souvent dans une pluriactivité qui met parfois en danger la pérennité de leur pratique artistique.

Ainsi, nous dit Isabelle Moroni, le parcours d’artiste - souvent solitaire - est une recherche de ressources permanente et donc épuisante, avec une vision de l’avenir à très court terme, et des ressources qui se tarissent en milieu de carrière. Beaucoup quittent alors le métier, des femmes souvent quand elles font le choix d’avoir des enfants. Pour l’artiste Emma Rssx, fraichement diplômée de la HEAD, une carrière d’artiste nécessite en effet une adaptation des femmes, supplémentaire et constante, à un monde encore régit par des codes patriarcaux. Pour exemple, si la mobilité constitue l’un des facteurs de réussite pour les artistes professionnel·le·s, alors les artistes mères sont éloignées malgré elles du marché quand elles se voient refuser la compagnie d’un enfant lors d’une résidence à l’étranger.


Emma Rssx, You Know The Colour Is Up There But You Keep Taking The Wrong Stairs Up (Three)

Un monde possible pour les carrières d’artistes visuel·le·s ?

A sa sortie de formation, Emma Rssx doit faire face à la disparition de toutes les ressources qui lui étaient offertes ou qu’elle avait développées jusqu’ici : son réseau, l’atelier permettant des visites, un lieu d’exposition… Elle ressent alors une certaine pression et une angoisse latente à l’idée de devoir tenter seule l’impossible et identifie rapidement la nécessité d’être représentée par une galerie afin de pouvoir vivre de son travail. Mais rares sont les lieux d’exposition à but lucratif qui accompagnent et forment les jeunes artistes. C’est le cas de la Galerie Fabienne Levy à Lausanne qui vernit cette année la deuxième édition de Space Invasion, une exposition collective dont le but est « d’ouvrir l’entonnoir de l’art contemporain » (2) en donnant la possibilité à une quinzaine d’étudiant·e·s ou jeunes diplômé·e·s de différentes filières, de réaliser un projet autour d’une thématique, par le biais d’un appel à projets à une échelle nationale. Pour Fabienne Levy, le but est que les jeunes artistes puissent apprendre très concrètement à s’exposer en bénéficiant du conseil de professionnel·le·s à chaque étape: définir un projet, réaliser un accrochage en dialogue avec d’autres artistes,  s’initier aux prix et à la vente, présenter publiquement leur travail au vernissage et élargir leur réseau en bénéficiant du carnet d’adresses de la galerie. De plus, chaque artiste reçoit à cette occasion une aide à la production puis la totalité du bénéfice de ses ventes lui revient.

S’agissant de rémunération, Julie Marmet observe un changement de paradigme depuis ces cinq dernières années. Diverses recommandations et autres barèmes pour la rémunération des artistes sont apparus, liés à l’intensification de la mobilisation de divers collectifs (voir l’entretien page suivante). Mais si aujourd’hui on ne peut plus assumer être ouvertement contre la rémunération des artistes à Genève et peut-être en Suisse romande, celle-ci n’est pas encore systématique ni harmonisée à l’échelle nationale. Autre nécessité selon elle: multiplier et professionnaliser les espaces d’art indépendants qui contribuent fortement à dynamiser la scène de l’art en permettant aux artistes qui n’ont pas encore accès aux galeries et aux musées, de s’inscrire dans une communauté et d’entamer des expériences concrètes. Un soutien plus grand de ces structures par les politiques culturelles s’avère alors nécessaire, par exemple par l’allocation de fonds, croissant proportionnellement à leur ancienneté, de façon à ce que ces off spaces puissent promouvoir durablement les artistes au moment où beaucoup d’entre elles/eux sortent du champ aujourd’hui. Quant à Fabienne Levy, à la faveur d’une meilleure émergence des artistes régionaux sur la scène de l’art, elle souhaite aussi voir naître un centre d’art – l’équivalent d’une Kunsthalle, attendu depuis longtemps à Lausanne – ainsi que des programmes de facilitation pour le lancement de carrière des jeunes artistes à l’issue de leur cursus, conçus par les hautes écoles suisses en partenariat avec celles de l’étranger et qui leur permettrait d’exposer et de vendre leur travail ici comme ailleurs.


(1) Parcours d’artistes, chemin d’épreuves… Étude exploratoire portant sur les parcours professionnels de 28 artistes actifs sur le territoire valaisan, par Isabelle Moroni et Jeanne-Marie Chabloz, Cahiers de l’Observatoire de la Culture – Valais, Janvier 2014.

(2) Space Invasion II, exposition collective avec des œuvres de Cesar Axel, Stefano Baldini, Filippo Bisagni, Tudor Ciurescu, Katia Leonelli, Peilian Li, Ines Maestre, Mindaugas Matulis, Alexei Monney, Valentina Parati, Leonardo Pellicano, Emma Rssx, Vanessa Udriot, Mayara Yamada. Du 29 octobre au 20 novembre 2021, Galerie Fabienne Levy à Lausanne : www.spaceinvasion.ch