Briser le tabou de la reconversion

Numéro 11 – Septembre 2006

Danseuse au sein de la Compagnie Philippe Saire et cofondatrice du Collectif utilité publique, Karine Grasset est également, depuis le 1er juin, secrétaire générale de l’Association suisse pour la reconversion des danseurs professionnels (RDP). Entretien.

Qu’est-ce que la danse représente pour vous ?
Ça a été une rencontre instinctive. J’ai commencé assez tard, à 14 ans, et le premier cours a été une révélation. Pour moi, la danse est un chemin de vie. Elle m’a appris qui j’étais et me confronte à des choses essentielles. Danser, c’est apprendre à se comporter en relation, de façon très concrète et très sensible. La danse m’apprend l’équilibre – de soi et dans la relation à l’autre. Le corps est émotionnel : on ressent physiquement la manière dont on se positionne dans la relation – on se vit soumis, directif, etc. C’est un défi extraordinaire.
Êtes-vous personnellement dans une démarche de reconversion ?
Effectivement. J’ai 35 ans et je danse toujours : la danse contemporaine permet heureusement de travailler avec le corps tel qu’il est. Mais la maternité est un événement délicat pour les danseuses. Si j’étais engagée dans une institution, un ballet, je pourrais continuer plus longtemps : les horaires réguliers me permettraient de m’organiser et je serais dans une dynamique perpétuelle au niveau physique. Mais je travaille dans une compagnie indépendante : pour mes enfants, je dois me stabiliser quelque part, ce qui limite mes possibilités de travail ; je danse par périodes – quelques semaines à fond, puis plus rien, puis à nouveau deux semaines, puis plus… C’est plus difficile à gérer physiquement, et je n’arrive pas à m’entraîner chaque jour.
« Les danseuses et danseurs manquent d’estime de soi. Ils se sentent parfois en marge de la société »
Vous avez songé à devenir chorégraphe…
Oui, créer le Collectif utilité publique était une tentative de voir si j’avais cette vision. Expérience faite, cela ne me convient pas. Je fais toujours partie du collectif, où j’adopte des rôles différents en fonction des projets, mais j’ai envie de m’impliquer dans la structuration professionnelle de la danse. Je vais commencer une formation en gestion cultu­relle à l’Université de Lausanne. Cela fait sens pour moi de m’engager en Suisse. Ici, la danse est le parent pauvre de la culture. Il n’y a pas de formation reconnue par l’État, la profession de danseur n’existe pas… Tout est à construire, c’est très stimulant ! Un processus est d’ailleurs en cours via le Projet danse.
Au sein de la RDP, comment soutenez-vous les danseurs dans leur processus de reconversion ?
Nous intervenons pour l’instant au moment où le danseur présente un projet. Nous lui offrons un accompagnement, des conseils pratiques, etc. La RDP propose aussi un bilan de compétences, en lien avec l’Institut de psychologie de l’Université de Lausanne. J’en ai bénéficié. Il permet parfois simplement de prendre conscience de ce qu’on peut mettre en avant et de le verbaliser. Souvent, les danseurs manquent d’estime de soi : beaucoup ont commencé à danser très jeunes et ont arrêté leurs études tôt, ils exercent un métier mal rémunéré, ils peuvent se sentir un peu en marge de la société. Cela concerne surtout les femmes, d’ailleurs. Les hommes sont plus nombreux à commencer la danse dans la vingtaine, et beaucoup ont eu le temps de terminer des études auparavant.
Comment améliorer les conditions de ce passage vers un autre métier ?
J’aimerais mettre en place des structures pendant la carrière du danseur. La reconversion est très importante, car elle fait complètement partie de sa vie professionnelle. Mais ici, cette idée n’est pas encore familière du tout. Envisager la fin est quelque chose de très sensible, on repousse l’échéance, on ne veut pas trop y penser. Se reconvertir est de toute façon un deuil, mais cela pourrait être perçu de manière plus naturelle, plus fluide. En France, il existe un système de formation continue et des aides ; quand un danseur ne travaille pas, il se forme – dans son domaine ou en parallèle. Préparer l’avenir fait partie de sa vie professionnelle et nourrit aussi son parcours de danseur. Le passage se fait plus facilement.
Vous préparez un document sur les modalités d’engagement des danseurs.
Il n’existe aucun contrat de référence, chaque compagnie invente son fonctionnement. Lors des dernières Journées de la danse en Suisse, l’AVDC avait proposé d’élaborer une convention collective de travail. Mais les professionnels ont conclu qu’il était encore trop tôt. Si les conditions d’engagement sont trop contraignantes – les salaires minimaux des danseurs fixés à 4’000 francs par exemple – certaines compagnies ne pourront plus les engager. Nous avons donc demandé à quelques-unes d’entre elles de nous exposer leur manière de faire et, d’après leur pratique, nous avons rédigé un document de référence qui va bientôt être édité. Il est complété par les explications d’un juriste et par des commentaires du Syndicat suisse romand du spectacle. C’est une sorte de « contrat modèle », un outil de travail pour les danseurs.