Édito n°11, septembre 2006 – La Culture phagocytée par l’Économie

Numéro 11 – Septembre 2006

À Lutry, commune cossue du canton de Vaud (taux d’impôt : 0,63 !), après une entrée en matière positive, la Municipalité de couleur bourgeoise a refusé un minuscule crédit d’aide au cinéma et à des projections de films vaudois, au profit d’un crédit conséquent pour truffer ses écoles de caméras… de surveillance. Un choix clair : pas de culture, de la sécurité !

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Illustration © 2006, Bruno Racalbuto

À Lancy, commune moins cossue du canton de Genève, un référendum de même couleur est lancé contre une Maison de la danse qui a pourtant les trois-quarts de son budget de fonctionnement assurés par le canton et la Ville de Genève. Un choix clair : Béjart ou rien ! Deux exemples, parmi bien d’autres, des ravages d’une idée complètement faussée du rapport entre l’art et le citoyen, et qui est malheureusement répétée à satiété : l’État mécène doit être réservé à des arts qui n’ont aucune prise sur le social et le politique, comme l’opéra. Pour le reste, l’État doit se borner à jouer à M’sieur l’Agent qui assure, comme on dit, le bon déroulement de la « rencontre » entre le consommateur et le producteur d’art PdQ (populaire de qualité)… Tel est le choix du seul Ministère de la culture au monde qui soit dirigé par un ministre de l’Économie.

Une leçon d’essence monarchique, nullement républicaine, n’en déplaise au citoyen Couchepin.L’État n’a pas à être un mécène, laissons cela aux aristos et aux bureaucrates contrôleurs d’une liste fermée des cinéastes de demain, une véritable « Nomenklatura » !

L’État n’a pas à être une agence de rencontre et de promotion des produits les mieux placés sur le marché, laissons cela aux managers des grands distributeurs de produits de consommation culturelle, FNAC et autres Gaumont-Pathé !

L’État n’a pas non plus à s’ériger en contrôleur du contenu des œuvres, surtout pas sous prétexte de contrôler leur degré PdQ – dans ce combat, les créateurs ont déjà les marchands sur le dos !

L’État ne reçoit pas en délégation de l’ensemble de la communauté la tâche de contrôler la production artistique comme la commune de Lutry contrôle ses préaux, elle reçoit de la communauté la tâche bien plus noble et difficile de créer le terrain le plus favorable à la création la plus libre possible !

Dans ces conditions, les microcosmes romands du cinéma et de la danse font des miracles au regard des moyens qui leur sont accordés et ont en commun de réunir – les miracles n’étant que le fruit de décennies d’audace, de privations et de sueur – un foisonnement de compétences dans un mouchoir de poche. Une grande richesse très fragile. À préserver avec efficacité et doigté. L’État est au premier rang, pieds et poings liés par l’audimat politique. Heureusement pour la culture romande, il existe une Loterie Romande qui a les moyens de suppléer cet État dont les citoyens ont choisi de vider les poches, et elle peut le faire avec encore plus de conséquence républicaine, car elle est moins soumise aux mesquineries de clochers. Avec l’appui de privés, et notamment de fondations, ces entités ne doivent pas se tromper de mission. Leur pouvoir doit leur permettre d’offrir des conditions-cadres favorables à la création des œuvres, leur mise en valeur, leur diffusion, et surtout pas à en contrôler le contenu. Paradoxalement, plus le soutien économique doit être élevé, plus le contrôle sur les œuvres doit être abaissé ! Une équation que seuls des organismes étatiques ou d’utilité publique, qui n’investissent pas avec des arrière-pensées d’enrichissement ou de stratégie publicitaire, peuvent résoudre. Qu’il en sorte – aussi – des œuvres « populaires de qualité », cela ne devrait dépendre que des créateurs et d’eux seuls. Beaucoup moins de vous, Mesdames et Messieurs les fonctionnaires !

Quant au « Dossier Livre », que nous avons abordé il y a plus d’un an, et qu’Anne Cuneo actualise aujourd’hui, la mobilisation a tardé à se faire, jusqu’à ce que notre ministre préféré ait mis les pieds dans le manuscrit. Qu’il en soit remercié. Nous allons non seulement appuyer une loi de protection de la librairie dans toute sa dimension de service public (prix unique, etc.), mais également préconiser des mesures d’incitation dans deux domaines parfaitement jumeaux : le livre et le DVD. Le « consommateur culturel » à la recherche de bouquins et de DVD d’auteurs romands doit pouvoir les dénicher sur les rayons, même s’il doit slalomer parmi les piles de plus en plus envahissantes de blockbusters !