La Loterie Romande amputée d’un tiers de ses bénéfices – Le choc des loteries

Numéro 13 – Mars 2007

Le couperet est tombé le 9 janvier : la Commission fédérale des maisons de jeux, dans le plus grand mépris du processus démocratique, a décidé d’interdire l’exploitation du Tactilo en dehors des casinos. La Loterie Romande, qui gère ces « appareils de jeu », risque ainsi de se voir amputée de plus d’un tiers de ses 180 millions de bénéfices, qu’elle redistribue en partie à des projets d’utilité publique. Du même coup, des milliers d’associations, d’artistes et de sportifs seront privés de cette manne, qui se retrouvera dans la poche des casinos. CultureEnJeu consacre un dossier à cet enjeu fondamental pour l’avenir de la culture et appelle tous les acteurs concernés à se réunir au sein d’une coalition à l’échelle de toute la Suisse. Car le combat ne fait que commencer.

Ils espèrent la guerre, ils violentent le débat pour intimider les badauds, car ils tiennent le couteau de l’administration fédérale par le manche et savent que moins il y aura de réactions, plus leurs solutions passeront… « Ils », ce sont les mercenaires des casinos en Suisse. Bien qu’il n’y ait rien à craindre de se ranger du côté des loteries et de leur « Tactilo » en Suisse romande ou de leur « Touchlot » en Suisse alémanique, la réputation de ces extensions électroniques des loteries de grattage est largement montée en chantilly par les médias. En fait, l’expansion des loteries est moins problématique pour la société que celle des casinos et surtout de leurs machines à sous, qui ne sont rien à côté de toutes les formes de jeu qui se développent sans aucun frein sur Internet et qui, elles, c’est vrai, par-dessus les frontières, n’ont pas besoin de mercenaires.

Le duel casino/Tactilo

Mais reprenons. Le Tactilo, qui représente un tiers du revenu de la Loterie Romande, a été interdit en janvier 2007 par la Commission Fédérale des Maisons de Jeux (CFMJ). Les recours des avocats ne vont-ils servir qu’à prolonger de quelques années la survie des Tactilo installés dans toute la Suisse romande, ou sera-t-il possible de faire complètement annuler une décision prise par quelques « experts » au nom du gouvernement fédéral, sans que celui-ci n’ait pris la peine d’en débattre ?

À lire des journaux comme L’Hebdo, on se dit que tout cela n’est pas si grave, la Loterie Romande n’a qu’à attendre sagement qu’on lui octroie un Casino B en compensation du Tactilo… C’est oublier que la CFMJ, qui accorde les concessions de casinos est celle-là-même qui a écarté déloyalement les dossiers de la LoRo lors de l’octroi des premières concessions il y a six ans, et celle-là-même qui veut la peau du Tactilo ! Jean-Pierre Beuret, président de la Loterie Romande, raconte d’ailleurs cette partie de dés pipés dans un livre passionnant[1]…

Un lobby installé comme un kyste

Alors, sans vouloir envenimer inutilement le climat, mais sans fermer les yeux sur le danger de voir les loteries éjectées du débat, il est important que les acteurs de la scène culturelle prennent conscience des enjeux et de la manière dont on entend les manipuler pour les tenir à distance. Les adversaires des loteries de service public agissent d’autant plus efficacement qu’ils restent dans l’ombre et qu’on les laisse systématiquement vernir leurs décisions aux couleurs de l’État de droit. Oui, le choc des loteries laisse apparaître d’inquiétantes failles dans le processus démocratique helvétique, comme si les casinos avaient réussi, en très peu d’années, à constituer un lobby installé comme un kyste au cœur de l’administration fédérale.

L’enjeu est de taille et c’est dès aujourd’hui qu’il faut commencer à montrer à quel point la loterie de service public est indispensable à la société romande, et quelques-uns de ceux qui, au niveau fédéral, tiennent son sort en main, comprendront alors quel énorme gâchis ils peuvent encore éviter de commettre.

Échaudée par la défaite de sa loi et par le récent cinglant refus du peuple fribourgeois, la coalition anti-loterie sait qu’elle a tout à redouter d’une intervention des artistes les plus médiatisés aux côtés des loteries. Elle a déjà constaté qu’une culpabilisation à outrance peut paralyser ce milieu, en provoquant un sentiment de honte chez les artistes bénéficiant de l’argent du jeu, tout particulièrement du Tactilo, censé se rapprocher des vilaines « machines à sous ». Au terme d’une procédure d’évaluation dont les artistes et autres bénéficiaires des loteries ont été exclus, la CFMJ a décrété qu’elle assimilait désormais ce terminal électronique aux machines à sous[2].

Faut-il avoir peur du Tactilo ?

Les motifs de culpabiliser à propos du Tactilo, s’ils ne sont pas nuls, sont loin d’être aussi graves qu’on ne le prétend. Les machines à sous redistribuent 90% des gains et ne sont « rentables » pour leur propriétaire qu’à un « régime » de moteur bien plus élevé. Elles induisent une dépendance bien plus grave que celle du Tactilo, qui fonctionne comme un relais électronique pour les loteries à gratter, dont le taux de redistribution des mises est bien plus bas.

Mais dans ce domaine, le professeur Neirynck a mis au point un nouvel argument qui dépasse tout ce que l’on a entendu en termes de mauvaise foi sur le jeu : jouer, c’est perdre à la longue comme fumer tue à la longue, dit-il. Mais l’argument de « santé publique » est biaisé.

Il y a là un grave glissement opéré entre « beaucoup jouer », ce qui conduit mathématiquement à perdre de l’argent, et devenir un « joueur compulsif », ce qui conduit à perdre le contrôle de soi – ce qui est complètement différent, et troisièmement, placer le jeu compulsif au même niveau que les drogues mortifères. Par ce tour de passe-passe, l’habile professeur espère faire croire aux clients des loteries qu’ils prennent autant de risques que les fumeurs, les buveurs et les junkies… Argent sale, aussi, la taxe sur l’alcool et le tabac ? Au moins quatre arguments contredisent cette théorie aux apparences scientifiques :

  • tout joueur régulier n’est pas un joueur compulsif ;
  • le jeu n’induit pas de dépendance « physique » (rien à voir avec les buveurs d’alcool qui se détruisent le foie, les fumeurs dont la nicotine provoque le cancer, sans parler des « drogues » classiques, etc.) ;
  • en ce qui concerne le jeu compulsif, la population souffrante est beaucoup plus réduite que celle victime de l’alcoolisme (il y a 300 000 alcooliques en Suisse), 1 million de personnes en subissent les conséquences. Alors qu’avec le tabac, plus de 30% de la population qui s’expose au risque de cancer. Dans le cas du jeu, c’est 1% ou 2% de dégâts uniquement psychologiques – aux effets sociaux il est vrai non négligeables[3] ;
  • dramatiser à l’extrême le jeu compulsif induit par le Tactilo sans rien dire de celui, bien plus grave, provoqué par les machines à sous des casinos, cela ajoute encore à la mauvaise foi des détracteurs du Tactilo, et le professeur Neirynck, lui non plus, n’y échappe pas. Dramatiser le jeu, c’est favoriser les casinos qui se contentent, pour toute action envers les joueurs compulsifs, d’interdire l’entrée de leurs salles, au mépris de la loi qui les oblige à des actions de prévention et de thérapie. Mais il est vrai que l’application de cette loi est surveillée non par un organisme indépendant, mais par la CFMJ… c’est-à-dire le lobby des casinos au sein de l’administration. La boucle est bouclée.

Élitiste, vraiment ?

Un autre des grands moyens de diviser la coalition en faveur des loteries est de marteler comme Couchepin – imité par Neirynck – sous toutes ses formes et à satiété, que la culture est élitaire et donc que la grande majorité des joueurs populaires se fait doublement avoir. D’une part en perdant systématiquement son argent au jeu, puisque le principe même des loteries et casinos est de ne pas redistribuer la totalité des mises. À cela, la réponse des loteries est claire : ce commerce des jeux d’argent ne doit pas être libre, mais confié uniquement à des organisations redistribuant l’entier de leurs bénéfices à la communauté…

D’autre part, Couchepin et consorts prétendent que les joueurs issus des milieux populaires et qui ne fréquentent pas les manifestations culturelles sont les grands perdants de la redistribution des bénéfices. Ce recours à la démagogie populiste est trop à la mode pour espérer qu’il ne fasse pas mouche. Mais c’est oublier un peu vite que les loteries ont aussi le sens de la culture populaire dans leurs critères d’attribution. Barnabé et sa Revue de Servion, un des lieux de culture romande les plus populaires, est régulièrement soutenu par la LoRo. D’innombrables activités culturelles amateur ou semi-professionnelles sont également soutenues par la LoRo. Surtout, la « culture » ne reçoit qu’un tiers des bénéfices de la LoRo, et ce sont le social, le sport et d’autres domaines qui se partagent l’essentiel du gâteau.

Nous voici parvenus à notre véritable challenge de cette deuxième bataille des loteries : les artistes regroupés dans l’association enJEUpublic ont réussi, lors du premier combat, à constituer pour la première fois un front des artistes romands. Cette fois, nous allons répondre à la tentative d’asphyxier les loteries en organisant la première coalition d’artistes et de sportifs à l’échelle de toute la Suisse !


[#1] Le premier Mécène romand en péril, Jean-Pierre Beuret, Collection Le Savoir Suisse n°36, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2006, www.ppu.org

[#2] EnJEUpublic est l’une des associations ayant fait recours contre cette exclusion de la CFMJ. Ce recours est encore pendant devant le TF, ce qui n’a pas empêché la CFMJ de prendre sa décision d’interdire le Tactilo et autres jeux électroniques !

[#3] Le Centre du jeu excessif a été fondé à Lausanne par la Loterie Romande, Tél. +41 21 316 44 40, info@jeu-excessif.ch. Par ailleurs, un film documentaire a été tourné pour les 60 ans de la LoRo en 1997 : Les Frissons du Hasard. L’un des épisodes, réalisé par Fernand Melgar, abordait pour la première fois la question du jeu compulsif (en Espagne), renseignements : www.fgprod.ch