Lettres ouvertes

Numéro 13 – Mars 2007

Dans L’Hebdo du 8 février dernier, Jacques Neirynck, professeur honoraire de l’EPFL et ancien conseiller national démocrate-chrétien, adressait une « Lettre ouverte à Jean-Pierre Beuret ». La Loterie Romande et son président y sont accusés de « blanchir », par le truchement du jeu, l’argent « des citoyens les moins instruits et les moins équilibrés » pour financer des œuvres culturelles. Ces propos virulents ont suscité l’ire de l’éditeur et écrivain Bertil Galland, qui, dans une lettre également publiée dans L’Hebdo, renvoie le professeur à son « aveuglement » : aux dérives du business mondial du jeu, Bertil Galland oppose la transparence de la Loterie Romande. CultureEnJeu reproduit ici cet échan­ge épistolaire[1] et y ajoute la réponse de Frédéric Gonseth, président d’enJEUpublic, l’association éditrice de CultureEnJeu.

Jacques Neirynck – « “L’impôt vicieux” de la Loterie Romande »

Monsieur le Président de la Loterie Romande,Vous faites tellement de bien que l’on ne peut dire de vous quelque mal que ce soit, mais vos innombrables actions vertueuses sont financées à la base par une opération tellement vicieuse, que l’on ne peut davantage la passer sous silence.

Vous êtes le premier mécène romand, comme vous le spécifiez très justement dans le titre du volume publié dans l’excellente collection Le savoir suisse. En 2005, les pertes des joueurs romands se sont élevées à 363 millions, dont la moitié a servi à couvrir les frais d’organisation, y compris 25 millions pour les cafetiers. Le reste, soit 182 millions a été intégralement distribué à des œuvres, dont 69 millions à la culture. Sans votre apport, des théâtres fermeraient, des orchestres disparaîtraient, des films resteraient à l’état de scénarios. Cette manne équivaut à 64 francs par habitant, l’équivalent de deux ou trois billets d’entrée à une manifestation.

À l’échelle industrielle

Non seulement vous êtes le ministre sans portefeuille de la Culture romande, mais votre apport croît à un rythme spectaculaire. En dix ans, les pertes des joueurs ont plus que doublé : en 1996, elles n’étaient encore que de 151 millions. Vous avez initié au jeu toute une génération de grippe-sous, qui ne risquaient jamais la moindre piécette. Tandis que d’autres œuvraient avec de très modestes résultats pour banaliser la prostitution et le cannabis, vous avez vraiment libéralisé le jeu à une échelle industrielle. Votre force de frappe est constituée par 700 Tactilos répartis dans 400 bistrots. L’effet est foudroyant : les pertes des joueurs à cet attrape-nigaud sont montées de 19 à 99 millions entre 1999 et 2005. Vous en êtes très fier.

La culture, destinée aux gens aisés et instruits, est financée par ceux qui sont pauvres et ignorants

Or la Commission fédérale des jeux ne veut plus de ces 400 minicasinos répandus dans la nature. Les machines à sous doivent être cantonnées aux seuls casinos. Mais l’argent collecté par ceux-ci est perdu pour les bonnes œuvres. Une fois les taxes déduites, il constitue le bénéfice des opérateurs privés. Vous criez au scandale. Et les cantons emboîtent le pas, ainsi que les cafetiers et les artistes. Cela fait beaucoup de monde. Si la loi avait été appliquée de façon plus intelligente, la Loterie Romande serait la seule organisatrice des casinos et personne n’aurait de raison de se plaindre. Quoique !

Mécanisme pervers

En effet, si les joueurs étaient plus intelligents, ils cesseraient de jouer, parce qu’ils auraient compris que jouer régulièrement c’est perdre à coup sûr de l’argent, tout comme fumer tue à la longue. Les 69 millions distribués par vous à la culture ne tombent pas du ciel. Les citoyens les moins instruits et les moins équilibrés les gaspillent, franc par franc. Beaucoup sont aux abois : des retraités dont l’AVS ou l’AI est insuffisante, des chômeurs, des joueurs compulsifs déjà ruinés. En un mot, la culture, destinée aux gens aisés et instruits, est financée par ceux qui sont pauvres et ignorants. C’est le produit d’un impôt vicieux, levé sur ceux qui ne peuvent même pas en payer sur leur revenu.

Si les Romands ne dépensaient pas 363 millions en jeux d’argent, cinq fois plus que ce que vous distribuez à la culture, ils disposeraient de cette même somme pour aller au cinéma, au concert ou au théâtre en payant directement leur billet. Et si les pouvoirs publics endossaient leur responsabilité de subsidier la culture avec les impôts collectés normalement, au lieu de se reposer sur un mécanisme pervers, l’imbroglio actuel serait dissipé. La culture, censée élever l’esprit, n’a pas à blanchir l’argent prélevé en abaissant les citoyens.


Bertil Galland – « La Loterie Romande, une question de transparence »

Vous vous êtes revêtu, cher professeur Neirynck, du manteau de la compassion et vous plaidez pour le salut des joueurs du Tactilo, ce jeu de loterie que Berne, à votre joie, veut interdire dans nos cafés pour en confier la gestion et le profit aux casinos privés. Mais vous, politicien aux amples vues, restez aveugle alors que monte le business mondial du jeu. Chaque jour, par Internet, il siphonne déjà des millions hors de tout contrôle et sans un kopek de retombée culturelle ou sociale. Mais, bonne âme, faisant croire que le jeu et le vice vont être conjurés, vous attaquez la Loterie Romande grâce aux chiffres précis que cette institution publie.

Objectifs humanitaires

Vous avez ces données parce que nos cantons, depuis septante ans, la font travailler sous leur contrôle, dans la transparence et pour l’intérêt de tous. Comme les pays étrangers qu’on cite en exemple, les cantons ont géré la présence irréductible du jeu en le sortant de l’ombre. Ils l’ont soustrait aux profiteurs anonymes pour fonder le mécénat n°1 de Suisse française.

Nos cantons, depuis septante ans, font travailler la LoRo sous leur contrôle, dans la transparence et pour l’intérêt de tous

En vous affichant comme le défenseur des joueurs, ces « pauvres ignorants » (merci pour eux), vous vous trompez lorsque vous dénoncez comme une élite privilégiée les artistes que la Loterie Romande subventionne. Les bénéfices de la loterie Tactilo irriguent un immense tissu d’associations qui, on peut le démontrer, visent de cent manières des objectifs humanitaires, l’innovation bienfaisante et les milieux populaires.

Des noix sur un bâton

Vous savez enfin, cher Jacques Neirynck, que vous alignez des noix sur un bâton en imaginant que les budgets publics ou une hausse des billets de théâtre vont produire les dizaines de millions qui pourraient remplacer, dans une pénétration aussi fine de nos associations régionales et de nos activités créatrices, le soutien fécond que vous voulez couper.


Frédéric Gonseth – « Un minimum de cohérence, Monsieur Neirynck ! »

Jacques Neirynck, imperméable aux arguments, répète comme une machine (à sous) parée des vertus du professorat EPFL des « vérités » qui n’en sont pas, en tordant les statistiques.

Bien sûr, les chances de gagner sont très faibles (une chance sur 76 millions pour l’Euromillion), mais le professeur d’Université confortablement retraité peut-il comprendre qu’entre une chance infime et pas de chance du tout, il y a une différence ? Celle qui sépare le zéro de l’infiniment petit. Après tout, l’homéopathie et les nanotechnologies ne travaillent-elles pas à un niveau « proche de zéro » ? Il y a un fossé, de taille incalculable et éminemment subjective, entre de l’espoir et pas d’espoir. Que les gens (et pas seulement « pauvres et ignorants ») aient besoin de croire à cet espoir infime, c’est leur affaire intime.

Au jeu, il y a une différence entre une chance infime et pas de chance du tout

Après tout, professeur Neirynck, y a t-il une chance, même infime, d’obtenir une quelconque preuve de l’existence du Dieu auquel vous croyez ? Est-ce que vous méritez pour autant un mépris comparable à celui que vous manifestez à l’égard des centaines de milliers de joueurs romands ?

Gaspillage ?

Mais l’argument le plus fallacieux, c’est d’avancer que le processus par lequel il faut passer pour aboutir à redistribuer si peu d’argent à la culture implique un gros gaspillage. Interdire le Tactilo, c’est donc faire économiser de l’argent au citoyen qui n’aura rien de plus simple que de dépenser son argent « directement » pour son billet de concert ou de théâtre…

Mais cet argent, où irait-il ? Dans les billets de cinéma, de concert et de théâtre, dites-vous… Mais alors, que vaut votre argument selon lequel le jeu est payé par le « populo » qui ne va ni au concert ni au théâtre ni au cinéma (du moins voir les films suisses) ? Est-ce trop vous demander que de formuler des arguments qui respectent entre eux un minimum de cohérence ?


[#1] Titres et intertitres sont de la rédaction