« L’inculture finit par tuer l’âme de la ville »
Écrivain et journaliste, Christophe Gallaz arpente Lausanne depuis de nombreuses années et laisse volontiers flâner son esprit dans les rues de la ville. Au plan urbanistique, son constat est implacable : Lausanne, prise d’une frénésie de construire, de grandir, oublie de réfléchir à l’esthétique dans sa vraie dimension culturelle. Et pour lui, les dévastations urbanistiques ont toujours à voir avec le déficit culturel intime de ceux qui les commettent ou les laissent commettre. Entretien.
En ville, sur les places et dans les rues piétonnes, les pigeons côtoient hardiment les passants. En quoi les voyez-vous typiques du milieu urbain ?
Les pigeons ont quelque chose d’intéressant en ville. Comme la colombe, ils sont l’image de l’affection, du roucoulement – de toutes ces choses qui sont affectueuses, affectives et bénéfiques. Mais ils sont simultanément pervertis, parce que la ville les concentre en population et qu’ils y révèlent leur part de violence. Avez-vous déjà vu des batailles entre pigeons ? C’est pire qu’entre vautours ! De plus, les pigeons sont fréquemment porteurs de germes pathologiques. On dirait que la part d’ombre du pigeon, cette figure a priori bienveillante et amicale, est dessinée par la ville. C’est exemplaire.
Que voyez-vous quand vous regardez Lausanne ?
Cela dépend. Si je suis dans un état de déambulation flottant, comme sous hypnose, je ne vois pas grand-chose à part des lumières ou des mousses de feuille sur les arbres. Si je suis en phase d’analyse énervée, en état de pensée active, je suis sensible à l’urbanisme. À ce qui me détermine de façon diffuse. À Lausanne, la pulsion collective du chantier perpétuel m’effare – comme si cette ville s’épuisait à chercher son inconscient dans le sous-sol.
Aimez-vous Lausanne ?
Mon sentiment vis-à-vis de Lausanne est ambigu. J’aime bien cette ville parce que je l’habite et que j’en fréquente certains lieux, certains réseaux et certaines institutions culturelles. Mais je ne l’aime pas sous beaucoup d’aspects. Je me suis souvent lancé dans des bagarres publiques ayant pour thème l’enlaidissement de la ville en tant que décor influant sur les esprits. Cet enlaidissement me semble notamment induire un discours culturel officiel superficiel – comme si les arts valaient ici davantage, dans la bouche des politiciens, comme un moyen de promotion touristique que comme l’expression de leur expérience personnelle intime. Pour moi, les dévastations urbanistiques ont toujours à voir avec le déficit culturel intime de ceux qui les commettent ou les laissent commettre. Mes conversations dans le milieu politique local sont instructives à cet égard.
On me dit toujours que si les projets urbanistiques ou les réalisations architecturales locales ne sont pas forcément magnifiques, on les embellira le mieux possible, en les recouvrant de verdure. Eh bien il me semble que l’on instrumentalise ici la culture de la même façon. Elle représente une sorte de verdure servant à recouvrir la laideur ou l’absence de pensée et de langage ambiants, sans qu’elle soit réellement expérimentée par ceux qui sont chargés de s’en occuper. Il est typiquement lausannois, ce trait. Même romand, peut-être. Une inaptitude particulière au langage : on entonne le discours culturel sans l’avoir nourri d’une perception réelle des arts.
À Lausanne, la pulsion collective du chantier perpétuel m’effare
À Barcelone, par exemple, tout est vivant dans l’architecture de la ville. L’art contemporain y côtoie la tradition, qu’il rénove ainsi naturellement. Même les bancs sont disposés de manière à favoriser le geste vers autrui. C’est cela, pour vous, une ville « habitée » ?
Oui, même un banc public peut être habité. À vrai dire, les Lausannois ne me semblent pas à la hauteur des processus urbains qu’ils suscitent et qui les entourent. Pour eux, la ville est une instance qu’il faut simplement faire grandir. Construire des logements, élargir la sphère marchande en favorisant le commerce, et stimuler l’industrie culturelle à force de projets nouveaux, voilà. Ce serait parfait si la ville elle-même, le phénomène de la ville, était pensé sérieusement. Ce n’est pas le cas. Il n’y a pas de discours esthétique général à son propos. Pas de réflexion sur son noyau central et les moyens de le maintenir en état de rayonnement.
À Lausanne, on essaie vaille que vaille de suivre la dynamique la plus étroite de l’activisme entrepreneurial à base de béton. Les géographes avec qui je parle perçoivent cette situation, et la déplorent. Tout se passe ici comme sous l’emprise d’un principe de croissance autonome. La ville pousse d’elle-même, dirait-on, et surtout comme elle veut, sur le plan de l’esthétique au moins. L’urbaniste lausannois typique vérifie des normes, des mesures et des volumes sans développer de pensée fondamentale exprimée clairement. C’est à mes yeux l’indice d’une certaine inculture – celle qui finit par tuer l’âme urbaine.
Comment tout cela se matérialise-t-il à Lausanne ?
Les projets à Lausanne ne manquent pas, ni même les débats. Il y a beaucoup de discussions sur tels ou tels dossiers culturels, les Docks, le Musée des Beaux-Arts, et d’autres objets particuliers. Or pour moi, la question du centre-ville est cruciale. Il me semble illégitime de concevoir quelque projet de construction que ce soit, fût-il un projet de musée, avant d’avoir médité le maintien en ville d’un noyau d’activités quotidiennes et culturelles vivant et varié. Or sous nos latitudes, l’art de la discussion n’existe pas naturellement.
Prenez Michel Thévoz, l’ancien conservateur du Musée d’art brut, ou moi-même dans mon activité de chroniqueur, et quelques autres. À peine lançons-nous telle contestation des options urbanistiques ou culturelles locales que notre parole est pré-dévaluée pour le motif que nous sommes soit ancien fonctionnaire en train de cracher dans la soupe, soit trop singulier pour être accueilli dans le périmètre de la discussion patentée. Ainsi personne n’entre-t-il jamais en processus d’argumentation réelle. Peut-être ne supporte-t-on pas, ici, l’originalité ou l’individualité. Ni ce qui dépasse la pensée qui n’est plus la pensée parce qu’elle doit être l’efficacité. On préfère classer les interlocuteurs critiques avant même d’entrer en matière. C’est plus facile. Pas de dialectique ! C’est tuant pour l’esprit général, et néfaste pour les dossiers. On cause, on cause, on cause – or c’est du bruit tricoté dans le vide.
Dans une ville comme Lausanne, que changer pour dépasser cette fatalité ?
Il serait bon de réfléchir à de nouvelles définitions. De ne plus s’engager machinalement dans ces grands périmètres nébuleux que sont devenus l’art contemporain, ou ce qu’on nomme les musiques actuelles. À quel point l’art contemporain désigne-t-il de nos jours autre chose que des réseaux d’argent et de tendances éphémères ? À quel point les musiques actuelles sont-elles autre chose que du divertissement pour acheteurs d’iPod ? On ne sait plus. Un nouvel inventaire et l’affirmation de nouveaux critères s’imposent. Je ne campe pas, en disant cela, sur une position réactionnaire. Je milite pour un goût de la rigueur et de la sélection, de telle sorte que la culture ne soit plus l’agent d’agrégation sociale qu’elle est devenue, et l’agent d’agrégation néo-bourgeoise qu’elle est aussi devenue. Voilà ce qui s’impose à mes yeux : l’élaboration de quelques repères qui puissent fonder, le plus tôt possible, une politique culturelle aiguë.
Quelles villes suisses aimez-vous ?
Je ne fais pas un usage affolant des villes suisses. Mais j’aime Berne pour son noyau vieux et vivant, qui est formidable. Il s’y trouve des logements et de la vie ramifiée. Et Bâle, aussi, dont les habitants sont porteurs d’une élégance naturelle extraordinaire dans ce pays. J’aime bien Neuchâtel et les Neuchâtelois, aussi, où les gens sont à la fois subtils et bons vivants, d’un type indigène plutôt rare...
Êtes-vous un citadin ?
J’aime bien la ville par principe. Mais Lausanne, vous l’aurez compris, me pose problème. Alors je me débrouille autrement dans son cas précis : je l’aime parce qu’elle me repousse en moi-même, et me transporte dans un état que je pourrais qualifier d’hypnose attentive. J’aimerais mieux être urbain que citadin, d’ailleurs, l’urbanité désignant aussi la politesse, la courtoisie, et l’approche raffinée de l’Autre. Être urbain, c’est magnifique. Être citadin, c’est assez souvent voisin de la nullité. Comme quoi le fait de vivre à la campagne ou non vaut surtout par l’état d’esprit qu’il induit.
Que serait la ville idéale d’un point de vue culturel ?
Ce serait le lieu permettant à chacun de régler ses curseurs à mi-distance de deux besoins : le besoin d’être anonyme au milieu de ses congénères, et le besoin de manifester pleinement sa propre personne pour s’adresser à l’Autre. Ce réglage est souvent difficile. Par exemple, certains lieux de Lausanne sont si laids que je m’y introvertis quasi nécessairement, par injonction du décor, si je puis dire. Autre chose encore : l’esprit de ceux qui ont façonné Lausanne reste d’essence campagnarde – d’où la verdure évoquée tout à l’heure, qui me paraît le symptôme d’une mélancolie résiduelle collective entretenue par le sentiment d’un paradis rural perdu. On confond donc beaucoup de choses, à Lausanne…
La verdure pour recouvrir le béton, et les considérations de type anecdotique pour recouvrir les débats. Avec cette ville, nous sommes dans une pratique généralisée de l’abâtardissement, qui va bien sûr jusqu’au domaine culturel local lui-même – tout encombré d’affects, de loyautés amicales et de contre-affaires stratégiques n’ayant plus rien à voir avec la violence pure de l’art. Tout ce fatras, hélas, règne de nos jours à la manière d’un surmoi collectif. Et comme je m’amuse à le dire parfois, les fins de surmoi sont difficiles…