Le jeu & la morale (suite)

Numéro 21 – Mars 2009

Afin de porter plus d’arguments dans le débat passionné que se sont livrés plusieurs intellectuels sur le jeu et la morale dans CultureEnJeu n°19, il nous semble judicieux de publier ci-dessous la lettre de Jacques Neirynck, conseiller national à Hugo Fasel, directeur de Caritas Suisse, parue dans l’Hebdo du 27 novembre 2008, ainsi que la réponse intégrale de l’avocat genevois Daniel Perren.

Lettre ouverte de Jacques Neirynck à Hugo Fasel

Si Caritas s’acoquine avec ceux qui créent des cas sociaux, elle apparaît comme une maison divisée contre elle-même. Source : L’Hebdo

« Mon cher Hugo,

Tu as effectué une digne sortie du Conseil national en te consacrant désormais à cette œuvre de bienfaisance qu’est Caritas. Je n’ai que de l’admiration pour son action, j’ai de sérieuses réserves sur la façon dont elle se procure ses ressources. Le bulletin de Caritas Vaud d’octobre 2008, intitulé simplement Le Journal, comprend deux éléments qui contredisent le but même de Caritas : un formulaire et l’éditorial.

Tout d’abord, un formulaire de récolte des signatures pour l’initiative populaire fédérale : « Pour des jeux d’argent au service du bien commun ». Cet intitulé qui mélange deux objectifs contradictoires : la dissémination de machines à sous en milieu populaire ; leur retombée positive pour les bonnes œuvres. Présenter la corruption de la population comme une contribution au bien commun est pervers.

Les 700 machines à sous, dites Tactilo, répandues dans 400 bistrots de Suisse romande, ont pour but et pour effet d’inciter des consommateurs désœuvrés à se transformer en accros du jeu. Les pertes des joueurs à cet attrape-nigaud sont montées de 19 à 99 millions entre 1999 et 2005. Or, la Commission fédérale des jeux ne veut plus de ces 400 minicasinos répandus dans la nature. Les machines à sous doivent être cantonnées aux seuls casinos. Mais l’argent collecté par ceux-ci est alors perdu pour les bonnes œuvres. Dès lors les responsables de ces œuvres sont instrumentalisés par la Loterie romande pour sauvegarder ce pactole.

Non seulement vous avez laissé le comité d’initiative utiliser votre bulletin comme support de son initiative politique, mais le président Paul Zimmermann s’est aussi fendu d’un éditorial recommandant la signature de cette initiative, voire à jouer « modérément ». Ce faisant, Caritas s’engage sur la fausse voie, dont tous les moralistes depuis des siècles ont signalé le danger. Le mal est le mal et il ne cesse pas de l’être, parce que l’on en attend quelque retombée positive.

Si on n’admet pas ce principe, il faut alors encourager la consommation de tabac, parce que les taxes financent l’AVS et parce que la fumée abrège la vie de certains pensionnés, en améliorant de la sorte l’équilibre financier de cette institution. On peut soutenir la fabrication de mines ou de munitions à fragmentation par les emplois que cela représente. Infrarouge a mis jadis en scène la vertueuse indignation de tenanciers de cabarets, exigeant le droit de recruter des danseuses venues de l’Est pour préserver leurs entreprises et leurs emplois.

Peu importe que la Loterie ait versé 1’180’000 francs en huit ans à Caritas. La somme ne change rien au principe. Serait-ce 10 millions que cela ne changerait rien. Caritas est porteur d’une valeur essentielle : la solidarité avec les plus pauvres. Si elle s’acoquine avec ceux qui créent des cas sociaux et qui ruinent des ménages modestes, elle apparaît comme une maison divisée contre elle-même, celle dont l’Écriture dit qu’elle périra. À côté de l’éditorial prônant le jeu, le même bulletin publie un article stigmatisant les mécanismes de surendettement des ménages modestes. On en vient à se demander si c’est un gag. La question est dès lors simple : Caritas est-elle dirigée par des naïfs ou des cyniques ? »

Lettre ouverte de Daniel Perren à Jacques Neyrinck

« Cher Jacques,

Voilà que, tel Don Quichotte, tu es reparti en guerre contre l’un de tes ennemis favoris, la Loterie romande, à l’occasion d’une diatribe assassine parue dans L’Hebdo du 27 novembre 2008.

J’ai pour toi la plus grande admiration. Tu es doté d’une intelligence supérieure, tu es cultivé, plein de curiosité, tu as un vrai talent d’écrivain et, ce qui ne gâte rien, tu es un compagnon des plus agréables. Seulement voilà : tu vérifies dans cette affaire de loterie un paradoxe qui me fascine depuis toujours : les esprits les plus brillants peuvent perdre la raison lorsqu’ils sont guidés par leurs préjugés ou leurs convictions morales et religieuses. Soit dit en passant, il y a là quelque chose de consolateur pour tous ceux qui n’ont pas été gratifié par la Providence de talents aussi brillants. Mais ce n’est pas le problème.

Tu n’entends rien aux loteries. Contrairement à ce que tu affirmes de manière parfaitement abusive, les distributeurs que l’on appelle Tactilo ne sont pas des machines à sous. Tu pourrais éventuellement avoir quelque excuse à propager une telle confusion si tu ne bénéficiais pas d’aussi belles facultés intellectuelles. La Constitution et la législation fédérales, au gré de rédactions incertaines, pourraient en effet donner l’impression que les jeux de hasard, dont les machines à sous, sont réservés aux casinos, alors que les loteries seraient autre chose, on ne sait pas trop quoi, qui ne serait identifié qu’empiriquement par l’expérience que nous avons du loto et des billets à gratter. D’imprécisions en amalgames, on en vient aux contrevérités que tu assènes.

Mais si tu n’étais pas guidé par le moralisme puritain qui s’affirme tout au long de ton prêche, tu aurais constaté que, en vérité, les loteries sont des jeux de hasard. Poursuivant alors ton raisonnement, tu te serais demandé ce qui distingue les loteries des autres jeux de hasard, lesquels ne sont autorisés que dans les maisons de jeu. Le Larousse ne t’aurait été que d’un secours limité, parce que sa définition couvre des jeux qui, en Suisse, ne sont précisément autorisables que dans l’enceinte d’un casino. Et tu aurais fini par découvrir qu’est considéré comme loterie ce que la loi désigne comme tel, soit, grosso modo, un jeu de hasard auquel participent un nombre indéterminé de joueurs et dont les lots résultent d’un plan préétabli. Le Tribunal fédéral explique que l’exigence du plan interdit que le nombre et la valeur des lots soient déterminés par un système fondé sur la loi des probabilités.

Ne t’en déplaise, les distributeurs électroniques de billets de loterie appelés Tactilo respectent scrupuleusement ces conditions légales. Ce qui fait la différence avec les billets ordinaires achetés en kiosque tient à ce que le joueur achète ses billets par l’intermédiaire d’une machine et qu’il n’y a pas d’impression des billets sur papier. Si ce mode moderne de vente ne convient pas au législateur, libre à celui-ci de changer la loi. En revanche tu n’as pas le droit de chercher à obtenir la prohibition en induisant le public en erreur.

Tu affirmes ensuite que le Tactilo est un attrape-nigaud qui a pour but et pour effet de transformer les consommateurs désœuvrés en accros du jeu. Franchement, je ne vois pas de différence entre cette propagande de bas étage et les sinistres montons noirs de l’UDC. Ton propos signifie ni plus ni moins que tu considères tous les dirigeants de la Loterie romande comme des gens malhonnêtes et dépourvus de scrupules, ce qui démontre que, même chez un esprit éclairé, la foi chrétienne peut conduire à tous les dangers de l’extrémisme.

Mais ton propos relève aussi d’un élitisme façon IXXe siècle où l’on prend le bon peuple pour un ramassis d’imbéciles incapables de se conduire raisonnablement. Pourtant les jeux de hasard sont vieux comme le monde et la quasi-totalité des joueurs savent fort bien qu’ils ne vont pas devenir riches en jouant. Ils se donnent simplement de petits frissons, pour le cas où, une fois, la timbale serait pour eux. Parce que tu considères le jeu comme une manifestation du mal – et l’on se demande quelle révélation t’a soufflé un tel article de foi – tu es incapable de discerner la différence qu’il y a entre le plaisir anodin et la dépendance pathologique, problème sérieux, qui doit être abordé avec sérieux.

On peut être dépendant de pratiquement tout. Pas seulement du jeu, ni seulement de l’alcool, de la cigarette ou des paradis artificiels, mais aussi du chocolat, du sexe, du travail, de la course à pieds ou des achats. Je me souviens avoir dû vider l’appartement d’une vielle dame : il était encombré de montagnes de sacs à main. Il y en avait des centaines, pendant des années elle avait englouti des sommes considérables à les acheter. Il ne semble pourtant pas que l’on doive interdire la vente de sacs à main au motif qu’une dame en était accro.

Le législateur de 1923 avait eu la sagesse de considérer qu’il ne devait ni ne pouvait changer les penchants humains, mais que, en revanche, il pouvait encadrer le désir de jeu de nos semblables. Il avait en conséquence décidé que seules les loteries pourraient être autorisées à la condition qu’elles n’enrichissent ni des entrepreneurs privés ni l’État. Les bénéfices des loteries seraient exclusivement dévolus à des œuvres de bienfaisance ou d’utilité publique. Grâce à quoi des milliers d’organisations sociales, culturelles ou sportives, que tu voudrais culpabiliser d’accepter cet argent prétendument impur, ont fait prospérer la société civile de ce pays d’une manière en tout point exemplaire.

Le législateur de 1998 a élargi la palette des jeux susceptibles d’être autorisés en décidant que les jeux de hasard autres que les loteries seraient exploités dans des casinos. Il admettait par la même occasion que les bénéfices de ces nouveaux jeux enrichissent l’État (c’est-à-dire l’AVS) et les actionnaires des casinos. Du même coup s’est déclenchée une lutte de pouvoir à l’occasion de laquelle la Confédération et les casinos ont un intérêt commun à restreindre le champ d’action des loteries, dont les profits leur échappent. Et là tu ne vois tout simplement pas les enjeux à tel point que ta posture te place, ô ironie, dans le rôle d’un lobbyiste des casinos.

Enfin le législateur d’aujourd’hui, dont tu fais partie, est confronté à une offre de jeux sur internet et sur le téléphone, en provenance de l’étranger, souvent sauvage, qui échappe à tout contrôle, à toute fiscalité et ne sert qu’à l’enrichissement d’opérateurs privés opaques.

Cher Jacques, ne penses-tu pas que, au lieu de t’arc-bouter sur la défense de principes moraux douteux, tu devrais plutôt consacrer ta brillante intelligence à ce nouveau défi ?