Edi… presque

Numéro 22 – Juin 2009

Avec stupeur et tremblement, une mauvaise nouvelle économique de plus est tombée en avril. Au moins celle-là ne touchait-elle pas le monde dans sa globalité. Seule notre brave Suisse francophone était atteinte : la principale entreprise de presse romande, Édipresse Suisse, venait d’être vendue par son propriétaire au groupe alémanique Tamedia ! Nouvelle perte d’un important centre de décision pour la région, cette défaite venait s’ajouter à la déjà bien longue liste d’événements économiques du même type.

Un article de PME Magazine citait par exemple les cas récents et tout aussi pendables d’EOS, de Hublot, de Sun Store, entre autres, avant de poursuivre en énonçant un principe simple : « Tant que ces entreprises continuent de prospérer, la localisation de leur quartier général paraît sans importance. C’est oublier qu’à la prochaine restructuration, dans six mois ou dans dix ans, plus les centres de décisions sont éloignés, moins les besoins spécifiques d’une région devenue périphérique seront pris en compte. » La franchise de ce propos est ensuite démentie pour, au contraire, calmer le jeu et rassurer Mme la Marquise, ainsi que le lecteur pressé : « Avec le recul, il faut bien admettre que le scénario du pire, souvent évoqué au moment de la cession, ne s’est pas souvent réalisé ». Observons que ces journalistes ne parlent pas du cas, pourtant exemplaire, de la Boillat à Reconvilliers, entreprise fusionnée avec des entités similaires outre-Sarine sous le nom de Swissmetal et dont l’usine plus performante et moderne devait être fermée pour que les emplois ne se perdent pas à Dornach.

Il est salutaire de réfléchir à la définition même et à la légitimité de l’information

Selon la plupart des commentateurs, le surprenant engloutissement d’Édipresse dans Tamedia ne devrait pas faire craindre la disparition des titres actuels (mis à part Le Matin Bleu, considéré comme « menacé »). En revanche, les pronostics sont réservés en ce qui concerne le nombre de journalistes à être touchés. Le précédent propriétaire, tout comme le nouvel investisseur, n’en font guère une priorité. Car la capitulation actuelle d’Édipresse réactualise les remords de ces temps où Pierre Lamunière tenait de beaux discours justifiant la nécessité du rachat de ses concurrents directs, afin « d’assurer la diversité » de cette presse. Plus clairement, il s’agissait, disait-il dans un message habile qui plût aux hommes et aux femmes politiques de notre région, de constituer un pôle de presse lausannois capable de rayonner mieux que ses homologues genevois. Ainsi La Tribune / Le Matin est-elle passée en 1975 dans l’escarcelle d’Édipresse, qui allait en absorber bien d’autres (dont La Tribune de Genève) et en concurrencer certains suffisamment pour qu’ils disparaissent, comme La Suisse et Le Journal de Genève. Le « succès » des appétits du magnat de la presse lausannoise n’aura donc eu qu’un temps, celui de sa génération. Il n’y sera, en quelque sorte, qu’« édi-presque » arrivé… Pour prendre les choses du bon côté, on y trouvera une raison de moins d’exacerber les rivalités intercantonales et celles entre les deux chefs-lieux lémaniques. De ce point de vue, l’écroulement du petit empire médiatique de Pierre Lamunière n’est pas une catastrophe : tout ce qui peut nous inciter désormais à mieux vivre notre réalité à l’échelle de la Suisse romande est bon à prendre.

On ne saurait pour autant oublier qu’à chacune des étapes de la croissance d’Édipresse, un bon nombre d’ouvriers et de journalistes ont perdu leur travail. La voracité des grands groupes n’est plus à prouver. Sur fond de crise, il est facile d’évoquer la nécessité d’agir et de grandir, sous peine de disparaître ; en réalité, les fusions permettent un maximum d’économies pour engranger toujours plus de bénéfices. Et quand il s’agit de bénéfices, Édipresse n’a jamais lésiné sur les méthodes. Très récemment encore, malgré les journalistes qui s’étaient mobilisés le 1er septembre 2008, les suppressions de postes, injustifiées selon Comedia, ont été effectuées. Le syndicat s’est insurgé alors contre les coupes sèches décidées par la direction d’Édipresse « à titre préventif ».

On ne pourra en tout cas pas accuser le groupe de ne pas avoir été assez prudent : « en avril 2008, en commentant les résultats 2007, la direction générale notait que les recettes de publicité étaient restées stables à 447 mio. » (source : www.comedia.ch > dossier Édipresse). Martin Krall use en somme de la même stratégie pour hisser Tamedia au titre de géant de la presse suisse. Après le groupe bernois Espace Média en 2007, il s’offre donc ce printemps celui qui occupe une position ultra dominante en Suisse romande. Quitte à « dégraisser » par-ci par-là, pour produire encore à moindre coût. Ne reste donc devant lui plus que l’autre groupe de presse zurichois, Ringier, qui vient d’annoncer seulement 62,2 mio de bénéfice après impôts (à peine plus de la moitié du résultat 2007, on est bien tristes pour eux !). Pour les amateurs, le suspense se prolonge : ces deux petits requins à l’échelle européenne se feront-ils à leur tour manger par encore plus gros qu’eux, venus d’Allemagne ou d’Angleterre ?

Aujourd’hui, un homme de droite, gros industriel, formé au business états-unien, se trouve remplacé par un autre aux leviers de commande des principaux organes de presse privés romands : que nous apporte ce changement ? L’un vit aux environs de Lausanne, l’autre de Zurich… Quel bouleversement cela peut-il provoquer ? Est-ce que nous parcourrons demain notre Findgad’reur en plus de dix minutes ?

Reconnaissons que 24 Heures ne s’est guère amélioré d’avoir phagocyté les derniers petits journaux locaux environnants. Le 26 février 2005 sortait de presse sa nouvelle version, proposant pas moins de quatre éditions régionales pour manifester une nouvelle politique de proximité. En supprimant les titres régionaux préexistants et en les remplaçant par les nouveaux cahiers de l’unique journal, Édipresse affirmait qu’elle avait compris son lectorat. Trois ans plus tard, retour du balancier, simplification et réunification, le deuil des anciens petits titres ayant été achevé. Le déplacement du centre de décision à Zurich nous vaudra sans doute un semblable traitement, comme le montre ces jours-ci le cas du Bund, qui devient une simple copie bernoise du Tages-Anzeiger zurichois de Tamedia.

Que lire alors ?

Est-ce la prudence qui a incité Pierre Lamunière à vendre, ou une opportunité qu’il a saisi d’autant plus vivement que l’âge venant, il ne s’est pas trouvé de successeur « digne de lui » ? Certes, le lectorat se raréfie pour la plupart des titres, ces dernières années. Certes, les jeunes n’achètent pas de journaux et se contentent de parcourir les « gratuits ». Certes, les nouveaux médias concurrencent sérieusement la presse écrite sans représenter encore de rentrées économiques suffisantes, et les tentatives lausannoises en ce sens semblent avoir eu des résultats particulièrement piteux. Les nouveaux médias électroniques sont pour l’heure loin d’offrir la même rentabilité que celle d’une certaine presse, faite à moindre coût. Malgré tous les aspects positifs et l’attractivité d’Internet, le manque de moyens y limite le journalisme d’enquête sérieux. De plus, le principe même de ces nouveaux médias est la rapidité de l’information, alors qu’une des vocations de la presse écrite devrait être le sérieux des enquêtes et la capacité d’éclairer les débats, ce qui demande du temps et donc de l’argent. La véritable question qu’il faut donc poser est celle de la nécessité de la survie d’une presse écrite et de qualité. Dans une société où la surinformation mène plutôt à la désinformation, il est salutaire de réfléchir à la définition même et à la légitimité de l’information. Garante de la démocratie, la presse perd insidieusement et depuis longtemps ses propres repères. Faut-il en accuser la loi de la rentabilité sans limites ou le problème serait-il plus profond ? Ne devrait-on pas rattacher les difficultés rencontrées par la presse aujourd’hui à d’autres inquiétants signes des temps, que sont la dévalorisation du savoir ? L’abrutissement culturel ? Les régressions de l’enseignement ?

Quels journaux vont donc pouvoir rester quelque peu indépendants ? En fait, tous les quotidiens dignes de ce nom ne sont pas encore morts, même si plusieurs d’entre eux ne se sentent pas très bien. Malgré les commentaires lénifiants des journaux, où chaque journaliste pense désormais surtout à sauver sa peau, il ne faut pas croire que les titres repris par Tamedia n’étaient plus « rentables » ou qu’ils risquaient de ne plus l’être prochainement : ils ne faisaient simplement « plus assez d’argent » pour satisfaire les appétits de leurs propriétaires. Et puis, il est tellement plus facile de faire accepter des baisses de statuts et des conditions de travail quand les ouvriers craignent pour leur emploi.

Ne nions pourtant pas les effets de seuil. Nous savons tous que Le Courrier, par exemple, mériterait d’avoir plutôt douze à quinze mille abonnés que les moins de dix mille actuels… À ce propos, que fait la gauche ? Où est-elle ? Souvent majoritaire dans les urnes, les citoyens qui votent à gauche semblent peu enclins à défendre le dernier quotidien susceptible de leur apporter des analyses et des perspectives proches de leur sensibilité. Combien de citoyens suisses romands élisent à gauche ? Plus de 150 000 selon les résultats des dernières élections cantonales des Grands Conseils de chaque canton[1]. Bien sûr, la grande majorité des citoyens attend d’abord de son journal des informations de petite proximité, mais il semble pourtant étonnant que cet excellent journal ne soit pas plus répandu.

Plus encore que des considérations géo-économiques à l’échelle du pays et de notre région, nous aimerions ici réfléchir à ce qui se passe pour les artistes lorsqu’une entreprise de presse est touchée. Car l’indépendance et la réelle diversité des médias furent longtemps favorables à la culture et aux arts. L’opération de fusion Édipresse-Tamedia, qui vise un pur profit économique, devrait en fait porter l’inscription : nuit gravement à notre culture.

Et les artistes dans tout ça ?

En fin de compte, la question est délicate. Pour les artistes, la situation amène de nouvelles difficultés, ne serait-ce que par la diminution et la moindre concurrence de ces fugaces, mais déjà trop rares, instances de valorisation. Les articles critiques d’un quotidien ou d’un hebdomadaire sont vite recouverts le lendemain, ou la semaine suivante, par de nouvelles pages, qui à leur tour tombent dans l’oubli. Pourtant, ces lignes, à la durée de vie si éphémères, favorables ou destructrices, jouaient leur rôle dans les processus d’acquisition progressive de notoriété et l’attribution des indispensables subventions.

En termes de simple promotion, les grandes entités artistiques ont organisé depuis longtemps leurs « plans presse » par-delà même les rédactions, faussant clairement le jeu et le rôle de la critique. Le système fonctionnait à deux ou trois vitesses, selon le potentiel publicitaire mis en jeu par l’institution ou la salle d’accueil, le nombre de complicités développées par l’artiste ou la compagnie, voire le degré d’innocence « vendable » des jeunes émergeants. La probable disparition de ce jeu, en grande partie pipé, est-elle donc si regrettable ?

Malgré tout ce qu’on a pu lire et entendre sur la prochaine disparition de l’écrit, il est encore trop tôt pour enterrer les livres et la presse. Pour preuve : de gros groupes continuent de miser sur la rentabilité de certains ouvrages et journaux. Pour l’essentiel, disons-le tout de même sans illusions, il n’y a dans ces « certains »-là que peu de place pour les artistes et il n’est pas besoin d’être grand clerc pour comprendre qu’il y en aura de moins en moins. Il s’agit donc de développer d’autres stratégies pour continuer d’avancer et de perfectionner nos arts, sans leur secours. Lequel a, disons-le, failli plus souvent qu’à son tour au cours des dernières années : baisse des compétences des critiques, diminution de la reconnaissance de leur statut, information submergée par l’émotionnel et la starification, invasion du « culturel-vendeur » dans les champs jusque-là dévolu aux arts.

Il manque surtout, depuis trop longtemps, la part critique qui, dans le meilleur des cas, permettait à l’artiste d’avancer dans sa recherche personnelle. Plus fondamentalement encore, ce qui va faire défaut, c’est l’ouverture et la révélation du travail des artistes à de nouveaux et larges publics. Ces deux fonctions devront donc trouver d’autres canaux que ceux traditionnellement offerts par la presse pour se poursuivre ou être réactivées. Car l’attente est énorme, de la part des publics, d’une parole de relais, une médiation, qui permette d’accéder aux œuvres, aux spectacles, aux expositions. Déjà, l’avis d’amis dont le jugement est estimé compte beaucoup dans les choix culturels. Des réseaux seraient ainsi sans doute à tisser, pour avertir les proches et les connaissances de toute soirée réussie au théâtre, ou exposition enrichissante, ou film à ne pas manquer. Ce qui relève aujourd’hui de la conversation occasionnelle pourrait former sur Internet des réseaux de critiques avec lesquels on pourrait reconnaître des conformités de goûts, en retrouvant les jugements sur d’autres spectacles… Malheureusement, ces opérations semblent vouées au bénévolat et donc à l’amateurisme, alors qu’il s’agirait de permettre plutôt un plus grand professionnalisme en la matière. Car le métier de critique est exigeant et implique diverses contraintes ainsi qu’une déontologie. De surcroît, il paraît paradoxal de prôner la création d’un forum permanent sur le net dont la finalité est d’inciter les gens à sortir et à en rencontrer d’autres, à risquer l’échange et l’accord d’un moment autour d’un sujet ou la confrontation d’idées, de sensibilités.

Si l’ouverture à de nouveaux publics que pouvait représenter la médiation journalistique est en train de rétrécir, en diversité comme en temps accordé et en qualité de suivi, il s’agit donc de trouver d’autres formes de relais sans plus trop compter sur les médias de large diffusion. Peut-être que les arts pourraient entre eux inventer des façons d’ouvrir leurs publics à d’autres artistes d’autres domaines ? Bien sûr, on le sait, il est déjà dur de se battre pour soi, mais dans des alliances mouvantes, sur des terrains et des rythmes de production différents, peut-être y aurait-il quelques éléments de réponse, parmi d’autres.

Il serait sans doute profitable aussi que les salles (d’expositions, de spectacle, de projection…) puissent prendre à leur compte ces relais de haut niveau, qui vont manquer de plus en plus, en se dotant par exemple d’instances critiques internes. À l’image de ce qui avait été brillamment réalisé à la fin des années 90 à l’Arsenic de Lausanne, où les coproductions maison se voyaient offrir par le théâtre lui-même une analyse critique dressée par des spécialistes et des chercheurs. De telles démarches mériteraient des soutiens particuliers, comme d’ailleurs une généralisation des rencontres des artistes avec le public – sous toutes les formes imaginables. Sur ce point, les artistes vivants ont de grands avantages sur les morts, même très célèbres. Il vaudrait la peine d’en faire profiter nos contemporains.


[#1] À Genève, lors des dernières élections au Grand Conseil, plus de 37 000 personnes ont voté pour les Socialistes, les Verts, l’Alliance de gauche, SolidaritéS ou les Communistes. Aux dernières élections cantonales de mars 2007, 56 765 Vaudoises et Vaudois ont mis un bulletin socialiste, vert ou à gauche toute dans les urnes. À Neuchâtel, pour le Grand Conseil élu au mois d’avril 2009, plus de 20 760 Neuchâtelois ont choisis des bulletins du PS, du POP allié à SolidaritéS ou des Verts. Dans le bas et le centre du Valais, pour les élections au Grand Conseil du 1er mars 2009, se sont manifestés plus de 13 570 électeurs socialistes, alliance de gauche ou verts. Dans le canton de Fribourg (où est principalement diffusé le quotidien La Liberté…), les élections pour le Grand Conseil du 5 novembre 2006 ont vu voter, tous districts francophones confondus, plus de 13 550 électeurs pour des candidats socialistes, des Verts ou d’Ouverture. Enfin dans le canton du Jura, le Parti chrétien social indépendant, les Socialistes et les Verts ont rassemblé plus de 17 250 électeurs lors du 2e tour pour le Grand Conseil, le 12 novembre 2006.