Une Utopie dont le cinéma a besoin

Numéro 23 – Septembre 2009

Un projet de Frédéric Gonseth (cinéaste, producteur et réalisateur, président du Fonds Regio) et Gilles Tschudi (comédien, président du syndicat des techniciens suisses et des comédiens alémaniques SSFV Syndicat Suisse Film et Vidéo)

Émanciper les cinéastes suisses confirmés de la « tutelle » fédérale ! Pouvoir monter le financement des films sans passer devant les experts de l’État fédéral ! Qui n’a pas fait ce rêve ? Un rêve qui revient constamment mais n’a jamais pu se traduire en modèle praticable. Pourtant, à notre avis, c’est parfaitement possible.

Nous proposons une formule permettant de réunir le financement de la part fédérale des films suisses simplement en engageant les collaborateurs les plus qualifiés pour réaliser ce projet. Ce sont les collaborateurs, détenteurs de primes de réinvestissement, qui apporteraient au producteur le financement aujourd’hui octroyé par la section cinéma de l’OFC après le tri de ses experts. Nous proposons un système répondant à la fois à la nécessaire référence aux talents (donc une certaine sélection), et à la tout aussi nécessaire continuité des confirmés (donc un certain automatisme), et qui fonctionne de manière satisfaisante avec le niveau actuel des crédits, tout en promettant de fonctionner encore mieux avec plus de crédits.

Comment cette utopie serait-elle réalisable ?

Disons d’emblée que nous ne voulons pas tout chambouler. La nouvelle formule peut être introduite par étapes, et donc être testée, tout comme Succès Cinéma. Ainsi, il ne s’agit pas de supprimer simplement l’aide sélective, mais de la décharger des projets portés par les équipes « confirmées » (on verra ci-dessous ce que nous entendons par là). Parallèlement au nouveau modèle, l’ancien serait maintenu, mais rétréci : l’actuel jury d’experts fédéraux d’un concours trimestriel donnerait les moyens de se faire aux meilleurs des projets qui ne peuvent pas être complètement financés par le nouveau système, ou pas du tout, comme la relève, les projets de cinéastes ne disposant pas de primes de réinvestissement, certaines coproductions minoritaires, etc.

Et parallèlement, un Succès cinéma que nous souhaitons voir renforcé, continuerait – moyennant des correctifs efficaces pour cesser de prétériter les Latins – d’apporter aux cinéastes un financement basé sur le résultat des entrées des films précédents dans les salles de cinéma. Dans l’ensemble, aux producteurs resterait bien entendu la tâche de compléter le financement par les sources traditionnelles : la télévision, les fonds régionaux, les fonds privés et le financement international, le cas échéant.

Pour l’heure, l’OFC pratique une simple juxtaposition des deux systèmes, en dotant plus fortement le sélectif (75%) que l’automatique de Succès Cinéma (25%). Nous proposons de redistribuer les cartes en reprenant le meilleur des deux systèmes pour en créer un nouveau, qui introduira certes une certaine complexité de gestion administrative, mais qui aura pour qualité majeure de dynamiser l’ensemble de la branche en associant tous les membres de l’équipe de création collective du cinéma à la sélection des films. Au lieu de l’entonnoir au fond duquel quelques experts et un chef de la section cinéma trient le bon grain de l’ivraie, tous ceux qui sont responsables de la qualité des films détiendront une parcelle de pouvoir de décision sur les films à faire, et elle sera proportionnelle à la qualité de leurs prestations dans les films précédents. Le pouvoir du producteur ou producteur-réalisateur en sera modifié, mais certainement pas amoindri. Et surtout, le rythme d’obtention de financement fédéral des projets capables de réunir les meilleurs équipes sera extraordinairement accéléré.

Comment cette nouvelle forme d’aide fonctionnerait-elle ?

C’est une formule semi-sélective, semi-automatique. La sélection n’est pas opérée par un jury, mais par l’ensemble de la branche du cinéma en Suisse, et peut très bien se combiner avec la mise en place actuelle de « l’Académie du cinéma », en ne se limitant pas dans chaque catégorie à un film, un professionnel, par exemple, mais en primant les « meilleurs », dont le nombre serait évidemment fonction des crédits mis à disposition de ce type d’aide.

À l’inverse de Succès Cinéma, ici, ce n’est pas le public, mais les professionnels qui sélectionnent ceux qui obtiennent des primes – qui ne sont pas des prix comme les « Quarz », mais des sommes à réinvestir dans les prochains films. Et les lauréats ne sont pas uniques, mais, disons, entre dix et trente (dans l’idéal) dans chaque catégorie. Les lauréats obtiennent des primes étagées en fonction de la qualité de leur prestation. Et tous les professionnels auxquels on reconnaît un apport artistique sont concernés.

Le producteur et le réalisateur seraient les premiers à pouvoir réinvestir leurs primes, suivis des comédiens, puis des musiciens et autres techniciens artistiques. Dès le départ, l’ensemble de ces primes devrait atteindre en moyenne sur plusieurs films de fiction ou documentaires de cinéma une somme aussi importante que les montants actuels octroyés à ce genre de film par l’aide sélective. C’est la condition de base du système : autonomiser au maximum les projets de films réunissant des équipes « primées ». Dans la phase de démarrage, un « lissage » des films réalisés au cours de plusieurs années serait pris comme référence.

Il est temps que les talents du cinéma suisse prennent leur destin en main.

Quels sont les avantages attendus ?

Le système supprime l’examen de passage devant un Begutachtungsausschuss fédéral, et favorise à sa place un échange entre les créateurs potentiels du projet qui serait d’une densité, d’une rapidité, bref, d’un dynamisme décuplés. Les primes octroyées à intervalle régulier par l’ensemble de la branche deviendraient une véritable monnaie permettant de mettre en place simultanément le financement du film et l’équipe de collaborateurs du film. L’obligation de réinvestissement des primes obtenues par les meilleurs professionnels de chaque domaine leur garantirait mieux qu’un prix en espèces : une garantie de continuité dans l’art où ils excellent. Et en plus, les primes réinvesties feraient d’eux des détenteurs de parts dans les films, associés au succès commercial des films. La combinaison de ces primes artistiques avec les primes obtenues grâce au box office, qu’on peut appeler les primes commerciales, produirait une formule idéale de stimulation économique et culturelle de l’ensemble du cinéma suisse, tout en laissant une bien plus grande marge d’autonomie aux producteurs et réalisateurs dans le choix des projets qu’ils lancent.

Désormais, au lieu de dépendre quatre fois par an de la décision hasardeuse de cinq experts pour mettre sur pied leur film, le producteur devrait réunir l’équipe de réalisateurs, scénaristes, comédiens, techniciens et musiciens la plus à même de lui fournir le financement de son film (ou plus exactement de la part fédérale). Ainsi, cette part fédérale d’aide à la réalisation des films se métamorphoserait en une bourse de projets, dans laquelle les producteurs s’efforceront de gagner, grâce à l’attractivité de leur projet, l’adhésion des collaborateurs qui détiennent les primes permettant le démarrage de son financement. Ainsi, la formule de la continuité par la qualité serait placée aux commandes ! Dans l’immédiat, des fonds pourraient montrer la voie en s’engageant rapidement dans cette nouvelle formule. Par exemple, la part des primes aux comédiens pourrait être apportée par le Fonds de production télévisuelle, celle des primes des scénaristes et des réalisateurs par les fonds culturels des sociétés d’auteur (Suissimage, Swissperform).

Le tout fonctionnerait sous le contrôle de la section cinéma de l’OFC, qui pourrait le cas échéant en transférer la gestion à un organisme adhoc. Il est temps que les talents du cinéma suisse prennent leur destin en main.