AGUR12, ce fleuve où se jettent toutes les rivières
AGUR12. Un nom barbare aux oreilles francophones. Dans sa traduction : « Groupe de travail sur le droit d’auteur 2012 ». Constitué en août dernier sous l’égide de la Conseillère fédérale Simonetta Sommaruga, l’AGUR12 a pour mandat de « mettre en lumière, d’ici à la fin de 2013, des possibilités d’adapter le droit d’auteur à l’état actuel de la technique ». Vaste programme. Chantier central pour l’avenir de la production et l’exploitation des œuvres de tous les répertoires (musique, audiovisuel, littérature) dans ce pays mais pourtant placé sous l’égide du Département fédéral de Justice et police et non de l’Intérieur (où se traitent d’ordinaire les questions culturelles). Autour de la table, 18 « experts » : 6 représentants des créateurs, 3 des producteurs, 3 des utilisateurs de droits, 3 des consommateurs, 3 de l’administration fédérale. 15 Alémaniques et 2 Romands.
Le droit d’auteur, cet illustre méconnu
Depuis novembre dernier, chacun y va de son agenda respectif : lutte contre la piraterie, critique de la copie privée, critique des sociétés de gestion, défense de la sphère privée. C’est l’occasion du grand déballage pour rattraper le retard hallucinant que la Suisse a pris sur ces questions : nous sommes montrés du doigt par les États-Unis pour une politique laxiste envers la piraterie organisée ; les batailles régulières autour des tarifs de Gestion collective obligatoire (selon la loi, certaines exploitations doivent obligatoirement être gérées collectivement) ont causé des frustrations ; les inquiétudes du grand public sur un contrôle du contenu de nos ordinateurs personnels prennent volontiers des accents paranoïaques. Ainsi, il a fallu batailler pour expliquer que le droit d’auteur ne se réduisait pas à la question de la copie privée. Il a fallu marteler que le droit d’auteur fait partie de la propriété intellectuelle et que si celle-ci protège l’industrie pharmaceutique, il n’existe aucune raison a priori qu’elle ne protège pas aussi les industries culturelles dont elle est l’un des fondements.
Tous ces partenaires auraient dû se parler depuis belle lurette des enjeux relatifs à la consommation de biens culturels dans un monde de plus en plus numérique, connecté et interactif. Mais en Suisse, comme on a soigneusement fait en sorte de « parquer » les artistes dans le rayon « production culturelle non-commerciale », comme nous ne disposons d’aucune politique culturelle au niveau national (le peuple l’a rejetée plusieurs fois), comme les industries culturelles ne sont pas des acteurs de la vie politique, un tel dialogue n’a jamais vraiment eu lieu de manière globale. Il n’est donc pas faux d’affirmer que l’AGUR12 a déjà permis d’améliorer la compréhension du marché culturel en Suisse, tous répertoires confondus. Ainsi, il a été possible de comprendre nos modèles d’affaires respectifs : comment se finance et s’exploite un film, une musique ou un livre ; où se trouve la part de risque du producteur ou de l’éditeur ; en quoi l’offre illégale et l’offre légale fragilisent ou renforcent tel ou tel modèle d’affaire. Sortir en somme d’une perception idéologique de la notion de droit d’auteur accommodée à toutes les sauces pour entrer dans sa concrétisation au sein de la production et de l’exploitation d’une œuvre.
Il y a pourtant un grand absent à l’AGUR12 : les fournisseurs d’accès internet (Swisscom, Sunrise, Orange…). Figures centrales car intermédiaires mettant à disposition l’infrastructure et le débit internet. Sont-ils responsable envers les ayant droits des contenus qui circulent dans leurs « tuyaux » ou sont-ils, comme la Poste et comme ils le prétendent, un intermédiaire neutre ? Après tout, la Poste n’ouvre pas votre courrier, elle ne fait que de le transporter…
Pendant ce temps, au Parlement, une quinzaine de postulats, initiatives et autres motions se poussent au portillon du Conseil fédéral. Voulant tout et leur contraire et n’empoignant souvent le problème que par un manche sans bien connaître l’ensemble des rouages, ces interventions sont le reflet du chaos qui règne volontiers sur le sujet, du manque d’informations et d’investigations, mais surtout de l’amalgame facile.
Si la propriété intellectuelle protège l’industrie pharmaceutique, il n’existe aucune raison pour qu’elle ne protège pas aussi les industries culturelles.
Il ne fait aucun doute que la pression politique va grandissant sur l’AGUR12 car voilà, enfin, 18 experts qui prennent le temps de se pencher sur une matière « bien complexe » pour le politicien moyen. Cette pression s’accompagne également de plusieurs groupes qui ont parfaitement compris qu’au sein de l’AGUR12 pouvaient se débattre un certain nombre de leurs préoccupations : le parti Pirate est l’un d’eux mais également des activistes de l’internet libre.
Une autre des évidences qui s’impose est que beaucoup de débats sont à la croisée du droit d’auteur et de la protection des données ou du droit de la communication, ce qui fait que ce qui est possible dans un champ est rendu difficile ou contredit dans l’autre. Ainsi, il est juridiquement parfaitement possible pour un ayant droit de poursuivre un utilisateur qui mettrait à disposition (upload) ses œuvres de manière illégale sur une plateforme internet sauf que voilà, d’autres dispositions relatives à la protection des données empêchent de fait cette intervention.
La piraterie, le nerf de la guerre et le talon d’Achille
Au centre des préoccupations des 18 « experts » de l’AGUR12 s’est donc invitée la question de la piraterie sur internet ou, pour utiliser un euphémisme, de l’offre illégale. On estime qu’environ 36% des internautes suisses téléchargent des contenus musicaux, audiovisuels et littéraires sur des sites illégaux. Cependant si les sites sont illégaux, le téléchargement des œuvres, lui, ne l’est pas. En effet, en Suisse, télécharger des œuvres est toujours légal, que la source soit légale ou illégale. De même, si vous achetez un objet au marché noir, vous n’êtes pas punissable, que vous sachiez ou non qu’il s’agissait là de marché noir. Tel est notre droit.
Dès lors, comment aborder la question des pertes qu’auteurs et producteurs subissent de par le fait que d’autres mettent à disposition leurs œuvres sans les rémunérer ? Il convient tout d’abord de distinguer la mise à disposition dans un but lucratif (Megaupload par exemple) du partage non-marchand entre individus (réseaux peer-to-peer et autres variantes). Juguler le second apparaît autant impraticable que peu adéquat du point de vue social et politique. En revanche, agir sur le premier semble raisonnable. On peut donc avancer sans crainte qu’il n’y aura sans doute jamais de criminalisation des « consommateurs-pirates lambda » dans ce pays, a contrario d’autres pays comme la France ou les pays scandinaves (la Suède est la patrie de Pirate Bay).
Ceux-ci le savent et s’ils mettent en doute le droit d’auteur et son appareil juridique complexe à saisir, il est surprenant de voir qu’ils ne remettent pas en question le principe que les artistes soient rémunérés pour leur travail. Par bon sens ou par mauvaise conscience, difficile à dire. On voit donc vite le paradoxe : d’un côté, je télécharge ce que je veux sans payer, de l’autre, je voudrais bien que les artistes touchent quelque chose. Comment le comprendre ? Essentiellement par la négation de l’existence des intermédiaires que sont producteurs, éditeurs, distributeurs, exploitants. En réalité, ce sont à ces maillons que les « consommateurs-pirates lambda » en veulent : ils les accusent de ne pas offrir les œuvres à un tarif abordable ou de ne pas les offrir du tout pour des « histoires d’obscures licences territoriales obsolètes dans le monde numérique » (je paraphrase, je ne cite pas).
D’un côté, je télécharge ce que je veux sans payer, de l’autre, je voudrais bien que les artistes touchent quelque chose.
Et voilà que nous arrivons à un point où créateurs et consommateurs se rejoignent : la circulation des œuvres. Car nous aussi, les créateurs non affiliés à des majors, sommes victimes de ce marché segmenté qui fait que la distribution de nos films, livres et musiques est dans les mains d’intermédiaires dont c’est le métier d’acheter, promouvoir et vendre certaines œuvres. Certaines œuvres et pas toutes. Celles qu’ils croient pertinentes pour leurs marchés respectifs. Non, tout n’est pas traduit. Non, tout ne sort pas partout. C’est comme ça. Ces intermédiaires doivent investir et vivre et ils font donc un choix dans la masse des œuvres qui leur sont offertes par les créateurs.
C’est une réalité cruelle que le créateur professionnel finit par accepter mais que le « consommateur-pirate lambda » semble nier avec force : il voudrait tout, tout de suite et pour le moindre prix – un peu comme s’il voulait trouver dans son épicerie de quartier le même assortiment qu’à la Migros ou à la Coop. Illusoire. Et dans les faits, seul le téléchargement sur des sites illégaux enrichissant des individus mafieux, le lui permet…
Bientôt ou jamais…
L’AGUR12 est donc attendu au tournant par beaucoup d’acteurs du paysage culturel, médiatique et politique. Il a entamé début août la deuxième phase de son travail, celle de la concertation, de la pesée des intérêts (ceux des ayants droits comme ceux des consommateurs), de la pertinence des propositions (au regard du droit actuel comme de l’agenda politique). Il lui faudra éviter le catalogue sans fin ou le consensus mou. Il lui faudra se focaliser sur quelques propositions-phares que l’appareil politique pourra reprendre, sans pour autant brader le fond de l’affaire.
L’AGUR12 est la première pièce d’une approche globale de l’économie de la culture et du divertissement en Suisse : un marché comme les autres, avec ses employés, ses employeurs, ses importateurs, ses grossistes, ses détaillants et ses consommateurs. Et un marché pas si insignifiant que ça quand on le regarde de près. Un résultat que l’AGUR12 a déjà atteint est celui d’avoir soulevé et analysé, souvent de manière particulièrement passionnante, des aspects inconnus des 18 « experts » eux-mêmes. Gageons que cela ne sera pas le seul.