La note bleue de Archie Shepp

Numéro 39 – Septembre 2013

Pendant longtemps, le jazz a été vu comme une musique de divertissement. Ça « swinguait », c’était suffi­sant. Et puis, à la fin des années 1950, une nouvelle génération de musiciens a souligné la dimension politique d’une musique que les Noirs revendiquaient comme leur appartenant. Un musicien noir (resté anonyme) exprime un des éléments importants de cette prise de conscience :

« Aussitôt que nous avons une musique, l’homme blanc arrive et l’imite. Ça fait cinquante ans qu’on a le jazz, et pendant tout ce temps il n’y a qu’une poignée d’hommes blancs qui ait eu des idées. Mais regardez où sont les grands noms : tous blancs. Nous devons constamment inventer quelque chose de neuf. Une fois qu’on l’a inventé, les Blancs vont nous le prendre, et il faudra qu’on reparte à zéro. C’est comme si nous étions pourchassés. »[1]

Mais les jazzmen des années 1950 en ont marre d’être pourchassés. Ils revendiquent une identité propre, un « nationalisme noir », ils font face, et ils inventent. John Coltrane, Ornette Coleman ou Cecil Taylor, suivis et secondés par leurs cadets, tels Pharoah Sanders, Don Cherry, Miles Davis ou Archie Shepp transforment la perception du jazz et le rendent politique.

« C’est comme la blue note », dit Archie Shepp, « il faut savoir s’en servir, mais qu’on en soit conscient ou pas, elle est toujours là, et elle transforme tout. »

Pour Archie Shepp, la première préoccupation est esthétique. « À partir des années 1960, nous avons élargi notre perception des choses. Tous ceux qui jusque là avaient considéré le jazz comme une musique de divertissement ont commencé à écouter on ne peut plus sérieusement John Coltrane, Ornette Coleman, Albert Ayler, d’autres encore, dont moi. Nous avons politisé toute une jeunesse noire, mais aussi toute une jeunesse blanche. John Coltrane a été le plus radical de tous. Il a libéré la musique noire de son étiquette de divertissement. Pour moi, il était une sorte d’équivalent de Stravinsky, sauf qu’au lieu de noter sur papier, il écrivait dans sa tête. C’était un improvisateur de génie. »

Un silence, pendant lequel Archie Shepp regarde le plafond, puis il reprend, presque pour lui-même :

« Est-ce que le public accepte qu’un musicien noir ait le droit d’exiger pour lui-même la même attention que l’on consacre à Mozart ou à Pierre Boulez ? Coltrane a lancé le défi, la réponse reste incertaine. Je dirais que cette attention-là existe en Europe, mais pour que cela arrive aux États-Unis, il faudrait une révolution totale : politique, esthétique, culturelle, il faudrait oublier les races. » Il rit. « Vous voyez, on était chez Mozart, on est déjà revenu à la politique. »

Êtes-vous d’accord avec l’idée que les Blancs vous volent votre musique ?
« Disons que la musique et la culture noires baignent dans l’improvisation, dans l’immédiat. Rien n’est sacré. Une fois qu’une idée a dix ou quinze ans, elle est remise en question, même si elle était d’avant-garde. La musique noire vit de changements, et si on veut exister, on doit aller de l’avant. Alors, ne parlons pas de vol, disons qu’il y a des Blancs qui empruntent notre musique, mais il y a aussi des Noirs, des Asiatiques. Et ils empruntent tout autant la musique européenne. Il paraît que Thelonius Monk a dit : « Essayons d’empêcher les Blancs d’apprendre ce que nous jouons. » Ça, c’est fini. Aujourd’hui, tout le monde emprunte à tout le monde. Dites-vous bien que ce que nous avons fait pendant les années 1960 a disparu. Il y a encore les disques, et des gens qui les écoutent, mais si nous regardons ce qui se fait maintenant, la musique est devenue purement du commerce. Je ne dis pas que le rock ou le rap valent moins que le jazz. Le rap, d’ailleurs, partage avec le jazz pas mal de ses racines : le tap, les minstrel shows ou l’église dont ils sont en partie sortis. La différence, c’est que la plupart du temps le rap n’est pas simplement de l’art pour l’art mais de l’art de consommation : shows TV, vidéos luxueuses, on est loin de la musique faite d’abord pour l’amour de la musique. »

Et vous, avez-vous changé votre jeu ?
« Si je jouais aujourd’hui aux enfants de mes audiences des années 1960 ou 1970 ce que je jouais alors, la plupart ne comprendraient rien, ils prendraient peur. Le contenu politique de mon travail, même s’il n’est pas exprimé en paroles, les ferait fuir. Alors, disons que je simplifie. »

« Vous pensez que cela vient de ce que vous êtes Noir ? »
« Aux États-Unis, on nous encourage à nous sentir américains avant tout. Mais l’artiste noir que je suis doit vous dire qu’il y a des limites à cela. À mon avis, les Blancs qui associent le jazz aux Noirs se sentent menacés parce qu’ils associent la race du musicien à la musique jouée, d’où qu’elle vienne. Les Européens n’ont pas ce problème. Mais aux États-Unis, la question raciale n’est toujours pas résolue. Lorsqu’un Noir se battait au Vietnam, il était américain ; une fois rentré au pays, il est redevenu nègre. Pendant la guerre froide, on a utilisé le jazz comme instrument de propagande, sans se demander de quelle couleur il était. Mais une fois ces moments passés, on en revient à la discrimination. » Une pause, il se lève pour partir. « Alors, vous voyez, qu’on y pense ou pas, qu’on en parle ou pas, la dimension politique du jazz est toujours présente. »

[#1] Joachim Berendt, Das Jazzbuch, Francfort 1953, 1ère édition, pp. 93 – 95.