Le tamis éthique

Numéro 52 – Décembre 2016

Vous vous réveillez un matin en état de détresse morale, vous vous demandez qui vous êtes, quel sens a votre vie, quel sens a le monde, le bonheur, le malheur, tout ça. Face au désenchantement de vos semblables, vous êtes seul, perdu dans votre Weltschmerz, sans repères.

Êtes-vous de ceux qui croient en un monde par de-là le monde ? Devriez-vous en être ? Serait-ce bon pour votre moral ? Allez-vous concéder à un pari pascalien, avec ses relents mesquins de retour sur investissement ? Vous approcher du Christ, de Moïse, de Mahomet, de Bouddha, vous libérerait-il de votre angoisse existentielle ? Embellir le monde, éloigner les veaux d’or, la corruption, la misère, les injustices, les violences, les guerres, les hordes de migrants en souffrance ? Mais vous savez aussi qu’une religion peut avoir des côtés néfastes, qu’elle peut elle-même être capable du pire. L’Histoire vous a instruit des aberrations, des dérives, des exactions de la chrétienté, de l’islam, du judaïsme, du bouddhisme. La même Histoire, associée aux connaissances médicales contemporaines, semble attester que les rites religieux peuvent avoir leurs bons côtés. Des débats familiers vous reviennent. La circoncision préviendrait du cancer du col utérin ou de la verge, et aussi de la contamination par le HIV (bien que la chose soit encore controversée). Le jeûne est recommandé par maintes religions et même par la médecine en bien des situations (mais l’anorexie peut tuer). L’évitement du porc a permis dans le passé de prévenir certaines maladies infectieuses (mais devient aberrant quand il ne faut plus toucher une fourchette dans un restaurant haram).

La pratique religieuse serait une bonne protection contre la maladie, une façon bénéfique de composer avec elle, et assurerait une récupération plus rapide

Les ablutions rituelles favorisent l’hygiène. Et, il n’y a pas à dire, la chasteté reste la plus radicale des contraceptions, une prophylaxie indiscutable des emmerdes sexuellement transmissibles. La tempérance a des effets bénéfiques sur le foie, votre taux de cholestérol, l’artériosclérose, vos imminents accidents coronariens ou cérébraux. L’humilité vous prémunirait des méfaits du narcissisme. Seule la charité semble dénuée de pathogénicité, à condition de ne pas s’en servir à des fins douteuses bien sûr.

Finalement, peu satisfait de ces arguments conventionnels, qui prêtent trop le flanc à la contradiction, vous vous tournez vers la recherche scientifique. S’est-elle penchée sur ces questions-là, elle qui affirme ne pas se fonder sur des croyances mais sur des vérifications empiriques à la Saint Thomas, un doigt inquisiteur enfoncé dans la paume trouée ? Alors, de quoi dépend votre santé morale et physique ?

La médecine vous répond que votre santé ne dépend pas seulement de vous, mais de votre entourage. Le facteur lié au contexte de vie et à l’environnement relationnel fait du reste partie de la définition de la santé donnée par l’OMS depuis 1946 : La santé est un état de complet bien-être physique, mental ET social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité.[1]

Pour les médecins qui pratiquent les thérapies dites « systémiques », c’est une évidence de considérer l’influence des relations interpersonnelles sur le psychisme de l’individu, sur son corps aussi. Tout médecin, quelle que soit sa spécialité, est amené à soigner les souffrances découlant de l’injustice, de l’exploitation, des favoritismes, des endoctrinements, de la corruption, de la précarité, des violences. Le meilleur remède serait, dans cette perspective, de soigner les relations humaines.

Vous vous demanderez alors, forcément, quelles sont les conditions, au sein d’une société civile, qui assurent une bonne qualité des relations ? Vous méditerez sur les vertus politiques qui y sont défendues. Justice, civisme, liberté, égalité, fraternité, intérêt public, amour des lois et de la patrie. Inspirées du Droit romain, puis des bonnes vieilles règles républicaines ou démocratiques, ces vertus humanistes figurent dans la Déclaration des droits de l’homme, adoptée en 1948 par les 58 états membres des Nations Unies. Elles relèvent de la philosophie et du Droit, d’une logique relevant de l’éthique. Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.

L’éthique est sui generis soucieuse d’égalité, de respect mutuel, d’équité, de solidarité. Elle exerce un effet de tamis, protège de la pensée unique.

Vous vous direz alors que c’est la réflexion éthique, dépouillée de toute conviction religieuse ou politique, qui est la méthode la plus appropriée, la plus équitable pour débattre de ces questions. Elle est notamment à l’œuvre quand on veut résoudre un dilemme relationnel. Comme le disait Jean-François Malherbe, elle est ce travail qui consiste à cultiver la congruence entre ce que l’on dit qu’on voudrait faire, et ce qu’effectivement l’on fait.[2] En l’occurrence, elle facilite le vivre ensemble même lorsque nos croyances ne sont pas les mêmes. Elle permet de refréner ces croyances quand elles s’emballent, prévient la communauté de leurs excès et de leurs potentiels destructeurs. Ceci en filtrant leurs corollaires hasardeux, en n’acceptant d’elles que ce qu’elles peuvent élever vraiment à l’échelle universelle. L’éthique est sui generis soucieuse d’égalité, de respect mutuel, d’équité, de solidarité. Elle exerce un effet de tamis, protège de la pensée unique. Par exemple, elle rejettera les discriminations de l’hindouisme (système des castes) ou de l’islam (subordination de la femme, droit d’enlever la vie à un « mécréant »), les priorités accordées aux « élus » de tout bord au détriment des « non élus » (goyims, païens, etc.), les aberrations liées aux races, à la classe sociale ou au genre.

L’éthique relationnelle est nourrie avant tout par la confrontation ou la concertation entre les personnes concernées et non par des échelles de valeurs toutes faites, des tables de la loi, des « textes sacrés ». Elle tient sa force du dialogue, se situe dans l’interface interpersonnelle et non à l’intérieur du sujet. Elle se localise exactement entre le Je et le Tu de Buber, reste inconditionnellement sensible au visage de l’autre, comme le disait Lévinas. Experte pour détecter les discordances entre dire et faire, elle se situe en amont de la philosophie, comme le défendait Ricœur. Or la santé mentale dépend précisément, en grande partie, de la manière dont on est traité et dont on traite autrui. Elle dépend de nos conduites mutuelles, davantage que de nos convictions.

Dans une perspective surtout pragmatique, nombre de recherches ont été consacrées aux effets bénéfiques des religions pour la santé. Une méta-analyse médicale britannique récente du Christian Medical Fellowship, organisation qui promeut la foi chrétienne, en a fait une recension en étudiant plus de 1’200 travaux et quelque 400 revues internationales à ce sujet [3]. Argument pro domo ? Elle constate une corrélation positive entre foi chrétienne et santé. La pratique religieuse serait une bonne protection contre la maladie, une façon bénéfique de composer avec elle, et assurerait une récupération plus rapide [4]. Selon une étude américaine portant sur 21’000 sujets, l’espérance de vie serait augmentée de 7 ans pour ceux qui vont à l’église régulièrement, et même de 15 ans, allez savoir pourquoi, dans la population noire. Les facteurs invoqués par les chercheurs sont des comportements sains, une qualité protectrice des relations interpersonnelles – y compris le mariage, aussi étonnant que cela puisse paraître à une époque où l’on compte un divorce sur deux hymens [5].

De nos jours, la tentation est grande d’abolir les religions pour préserver la santé sociale.

Quant aux bienfaits de la religion pour la santé mentale, une implication religieuse préviendrait l’éclosion de la psychose ou son aggravation, puisque les patients chrétiens font preuve d’un meilleur insight et d’une compliance plus sûre pour la médication [6]. Elle favoriserait le sentiment de bien-être, la satisfaction de vivre, l’espoir, l’optimisme, l’estime de soi, une réponse positive au deuil, davantage de soutien social et moins de solitude, une incidence plus faible de la dépression, une fréquence moins élevée de suicide, moins d’alcoolisme et de drogues, moins de délinquance et de criminalité, une plus grande stabilité du mariage [7]. Dans les soins palliatifs, la spiritualité occupe une place importante. Le concept de douleur totale (total pain) est pris en compte aujourd’hui dans la phase terminale : douleur physique, angoisse mentale, aliénation sociale et détresse spirituelle [8]. Force serait donc d’admettre qu’une religion, ici en particulier le christianisme, peut faire du bien. Mais à quelle condition ? Comment trier le bon grain de l’ivraie ?

Si c’est bien la perspective éthique qui contribue le plus à la santé, puisqu’elle peut avoir un impact considérable sur le bien-être social, il convient de la mettre au premier plan. C’est à partir du moment où chacun s’inquiète d’autrui et pas seulement de soi, qu’une certaine éthique est assurée. Les conditions de se développer et de vivre en bonne santé ont alors une chance de devenir optimales. Tout ce qui peut contribuer à des relations moins égocentriques ou discriminatoires pourrait être retenu d’une religion donnée. Cette dernière est ainsi laissée au libre choix de chacun, à condition de respecter une ligne de base éthique dans la vie civile. Si l’éthique reste en amont de la philosophie, elle devrait l’être aussi pour les croyances religieuses.

En ce sens, la réflexion éthique fonctionne comme un tamis de nature laïque. Son rôle serait de passer au peigne fin les valeurs sociales de chaque religion avant de la laisser occuper le terrain et de tolérer son affichage tendancieux. L’éthique relationnelle serait ainsi le degré zéro du contrat social, sa ligne de base. Chaque religion peut venir le nuancer et y apporterune dimension nouvelle, mais en aucune façon modifier son essence laïque.

De nos jours, la tentation est grande d’abolir les religions pour préserver la santé sociale. Le Dalaï-lama disait récemment : Un milliard de prosternations ne valent pas une seule journée d’étude sérieuse. Et : Quand je vois comment certains leaders religieux, y compris bouddhistes, défendent leur foi, je me demande parfois si le monde n’irait pas mieux sans religion du tout [9]. 

[#1] OMS : http://www.who.int/about/fr/
[#2] Malherfbe J.-F. Sujet de vie ou objet de soins ? Introduction à la pratique de l’éthique clinique. Ed. Fides, Montréal, 2007.
[#3] www.cmf.org.uk
[#4] Bunn A. & Randall D. Health benefits of Christian faith. CMF Files, no 44, 2011.
[#5] Hummer RA et al. Religious involvement and U.S. adult mortality. Demography. 1999 May; 36(2): 273-85
[#6] Kirov G et al. Religious faith after psychotic illness. Psychopathology 1998; 31: 234-245.
[#7] Koenig HG, McCullough ME, Larson DB. Handbook of Religion and Health. Oxford University Press, 2001
[#8] World Health Organization. WHO definition of palliative care. www.who.int/cancer/palliative/definition/en
[#9] Interview de l’Obs 22 sept 2016, N° 2707 (version courte), site de L’Obs (version intégrale) 24 sept 2016