Ces acteurs que l’on croit étrangers
Marthe Keller, Bruno Ganz, Michel Simon... Les Helvètes peinent à s’approprier leurs célébrités, tandis que les artistes, eux, refusent souvent l’étiquette de « comédien suisse ». Quelques succès internationaux produits chez nous suffiraient peut-être à faire naître une identité, si celle-ci devenait un label de qualité.
« Je suis né en 1895, et comme un malheur n’arrive pas seul, cette année-là les frères Lumière ont inventé le cinématographe. » L’auteur de cette phrase est un acteur célèbre qui a illuminé de sa présence et du dynamisme de son verbe de grands classiques du cinéma français, de « La chienne » au « Vieil homme et l’enfant » en passant par « Drôle de drame » et l’incontournable « Boudu sauvé des eaux ». Pendant de nombreuses années, le jeune cinéphile français que j’étais est resté parfaitement convaincu de la nationalité française de ce monstre du cinéma. Il représentait même pour moi un des piliers du septième art de l’Hexagone. Il a fallu que je vienne m’installer sur la côte lémanique et que j’y vive de nombreuses années pour découvrir que Michel Simon est suisse. J’ai découvert avec une sensation bizarre que le grand frère français est ici à la fois observé, admiré autant que critiqué. Le peuple suisse ne semble pas vouloir s’approprier ses propres célébrités.
J’entends trop souvent la même rengaine désespérante : ‹ Il n’y a pas de cinéma suisse ! ›
Bruno Ganz, qui a rayonné dans les mythiques « Ailes du désir », est à l’évidence un grand acteur allemand et la nymphe Ursula Andress, sortant de la mer pour rejoindre le tout récent « James Bond contre le Docteur No », est certainement Autrichienne ou Allemande bien qu’elle ait fait carrière aux ÉtatsUnis. Il en va bien sûr de même pour Marthe Keller. Vincent Perez fait partie de la jeune avant-garde des comédiens français. Français encore Jean-Luc Bideau, associé à Bernard Giraudeau dans une fameuse satire des mœurs sexuelles. De leur côté, Jean-François Balmer et Anne Richard ont su investir le paysage audiovisuel du téléfilm français pour y devenir des figures incontournables. Voilà l’image que l’on a en général des acteurs suisses internationaux.
La Suisse romande au niveau du cinéma se retrouve en somme avec les mêmes nécessités que les régions de France. Très peu d’acteurs français évoquent leurs origines régionales. Aucun acteur français ne se laisse coller l’étiquette « comédien suisse ». Par exemple, Irène Jacob ne cesse de rectifier l’image genevoise qui lui a été attribuée du fait qu’elle vit dans la cité du bout du lac depuis l’âge de 3 ans. Au contraire, un acteur suisse accepte qu’on lui attribue une image étrangère : cela lui offre de meilleures opportunités de travail.
Cette modestie romande, cette manière de systématiquement faire profil bas sur ses origines, perdure depuis de longues années et ne porte finalement que bien peu préjudice au pays et à ses habitants. Historiquement, on peut aussi constater que la Suisse romande a connu peu de grands succès cinématographiques qui aient porté ses acteurs sur le devant de la scène, sinon de rares exceptions dans la vague des années 1970, des films de Soutter, Tanner & Co, où JeanLuc Bideau et François Simon se sont fait entre autres repérer hors des frontières helvétiques. Le rayonnement est à la mesure de la qualité de la production cinématographique et permet d’affirmer l’appartenance nationale de ses acteurs. Nos voisins belges ont vécu cette situation il y a une dizaine d’années seulement, et Benoît Poelvoorde en est le parfait exemple.
Pour ma part, je préfère cette forme helvétique de modestie face à l’image. Je la considère comme une recherche d’identité tout aussi valable que la forme extravertie des Français ou d’autres cultures. Même si parfois j’ai envie d’inciter les Suisses à revendiquer fièrement leur identité et leur diversité régionale et nationale avec ses spécificités propres, langues, cultures, traditions... C’est aussi une richesse dont les autres doivent se nourrir pour mieux nous comprendre et mieux se comprendre euxmêmes.
Nouvelle image
Les acteurs d’ici qui enrichissent la cinématographie suisse et étrangère n’ont généralement pas une image identitaire helvétique. C’est la réalité à ce jour, mais il suffirait de quelques succès internationaux de films produits entre Alpes et Jura, avec quelques-uns des excellents comédiens régionaux et l’image de nos acteurs et actrices pourrait alors rapidement changer au profit d’une identité naissante, si celle-ci devenait un label reconnu de valeur.
Parallèlement, j’entends trop souvent la même rengaine désespérante : « Il n’y a pas de cinéma suisse ! » Combien de fois j’ai vu l’incompréhension dans le regard de ceux à qui je venais d’expliquer que travaillant dans le cinéma, j’ai déménagé de Paris pour venir m’installer en pays vaudois. Il s’agit donc à mon avis d’un certain manque d’image. Pour un art visuel, ce défaut équivaut à une négation d’existence. Et ceci durera tant que le grand public n’aura pas quelques noms ou quelques repères simples à qui ou à quoi il pourra rattacher la marque OAC (d’origine artistique contrôlée) « cinéma suisse ».