© Nora Smith

«Le moment n’a jamais été aussi propice pour entamer et coordonner les luttes politiques dans les milieux culturels.»

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Selon vous, dans quelle mesure la mise en place d’un Think Tank culturel est nécessaire en ce moment ?

Aujourd’hui, on confirme le constat collectif que les dynamiques usuelles dans le monde de l’art et de la culture n’étaient de loin pas satisfaisantes. Avant la crise, les acteurs·trices du monde culturel devaient faire de l’équilibrisme entre diverses sources de revenus pour limiter la précarité au maximum. La pandémie ayant fait bouger la ligne sur laquelle on naviguait, on se rend compte qu’il n’y a pas beaucoup de choses auxquelles on peut s’accrocher pour ne pas tomber. Avant la pandémie, une conscience collective au sein des artistes dans les arts visuels et l’art contemporain avait commencé à émerger autour des questions de leurs rémunérations, ou plutôt de leur manque de rémunération.

Mais ce à quoi la pandémie a particulièrement contribué, c’est de marquer l’évidence de la réalité économique passée. Pour ne pas laisser la pandémie n’être qu’un fantôme du passé, je pense que des initiatives collectives de réflexion comme ce Think Tank doivent saisir le pouvoir qui émane de cette synchronisation des besoins et des revendications, pour en augmenter le pouvoir politique. Le besoin de changer nos conditions économiques est là, il est collectif et ne peut surtout plus être nié. Le moment n’a jamais été aussi propice pour entamer et coordonner les luttes politiques dans les milieux culturels.

Quelles thématiques, réflexions et surtout, quelles urgences voyez-vous dans les domaines artistiques et institutionnels ?

Le plus urgent est de limiter la précarité financière à laquelle font face les acteurs·trices du milieu culturel actuellement, en développant et assurant une couverture sociale. Ainsi se posent les questions des statuts juridiques et professionnels des artistes (statut d’indépendant·e vs. employé·e, assurance chômage, etc.) et des aides spontanées de la Confédération et des cantons. Je pense qu’il est primordial de clarifier ces questions au plus vite pour limiter les dégâts qu’une nouvelle crise peut apporter, qu’elle vienne d’une deuxième vague de pandémie ou d’une autre source.

L’enjeu est aussi de créer une voix plurielle mais collective, une voix qui prend en compte les spécificités de chaque discipline du milieu culturel (arts vivants, cinéma, arts visuels, etc.) mais qui promeut la convergence des actions politiques pour qu’elle soit plus forte et persuasive. Ainsi se pose le besoin, pour atteindre une masse critique, d’aligner (et de créer dans le cas des arts visuels et de l’art contemporain) les institutions qui représentent les différents intérêts du milieu culturel et portent leurs discours au niveau politique.

A moyen et long terme, quelles perspectives concrètes souhaitez-vous d’un brainstorming en commun ?

Je crois qu’un des enjeux cruciaux du monde culturel est de se créer une identité politique convaincante à l’heure où le néolibéralisme a manipulé les enjeux politiques pour qu’ils ne reflètent plus que les enjeux d’ordre économique. Le milieu culturel a ceci de particulier qu’il repose sur des dynamiques économiques qui lui sont spécifiques et ne lui permettent pas d’avoir une place dans l’économie de marché. On peut penser à la difficulté, voire l’impossibilité, de faire des économies d’échelle sur les créations artistiques (le coût de chaque création supplémentaire ne baisse pas au fur et à mesure qu’on en fait plus). Ce problème se pose aussi pour les lieux culturels, tels que les théâtres ou musées, dont les coûts ne baissent pas pour chaque visiteur-se supplémentaire. On peut aussi penser à la tension qui grandit entre le besoin d’augmenter les salaires des artistes pour faire face aux coûts de la vie et l’impossibilité de générer plus d’argent, comme pourraient le faire les entreprises en augmentant la productivité de leurs moyens de productions.

Tous ces arguments, et bien d’autres, font que les milieux culturels ont un désavantage considérable dans l’argumentaire politique. Il me semble ainsi nécessaire de réfléchir à long-terme autour de deux axes.

Premièrement, réfléchir à des modèles de financement pour les artistes et institutions culturelles qui soient plus rémunérateurs. On a pu, par exemple, remarquer que l’augmentation du nombre de festivals ces dernières décennies et leurs synergies avec le tourisme culturel avaient créé plus de possibilités pour les artistes. Il est aussi nécessaire de réfléchir à l’impact des évolutions technologiques, non seulement sur les pratiques créatives mais aussi leur diffusion et leur circulation.

Deuxièmement, il faut continuer à accentuer la nécessité et les bien-fondés de l’art et de la culture pour que son existence ait une légitimité plus grande au sein des structures politiques. Je sais que c’est un exercice auquel les acteurs·trices du domaine de la culture préfèrent ne pas se donner, soit parce que cela parait évident ou parce qu’on a envie d’éviter de « se vendre ». Je crois, au contraire, qu’il s’agit maintenant de s’affirmer et d’obtenir une vraie considération politique, qu’on contribue à l’économie de manière explicite ou de manière moins visible. Au-delà de ces propos, le monde culturel a aussi beaucoup à amener aux débats démocratiques, par son éthique de la justice sociale et son éthique du vivant. Sur le long-terme, il s’agit donc de réfléchir à la manière d’élargir sa place au sein de la sphère politique face aux places privilégiées qu’occupent les acteurs·trices aux intérêts purement économiques.