© Jean-Patrick Di Silvestro / Le Courrier

« Comment sortir le monde de la culture de la précarité et aller vers les changements auxquels nous aspirons ? »

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La crise due à la pandémie COVID 19 a mis en lumière la fragilité et la précarité qui est la norme dans la culture. Si la richesse de notre production culturelle est largement reconnue, aussi bien par le public que les « expert·e·s », elle est le fruit d’immenses sacrifices de la part de ceux et celles qui contribuent à la rendre possible.

Ce n’est un mystère pour personne, une grande partie du travail artistique n’est pas rémunéré. Des mouvements récents, comme les revendications des écrivain·e·s ou plasticien·ne·s pour qu’ils·elles soient payé·e·s lorsqu’ils·elles effectuent une prestation, ont permis de remettre en question une conception dépassée du travail artistique : les artistes (et tous les métiers artistiques qui permettent la production culturelle) sont en effet des travailleur·e·s (presque) comme les autres.

On est passé en quelques générations de la célébration d’une passion qui vaut toutes les misères sociales (La Bohème[1]) à celle de la revendication de droits identiques à ceux des autres travailleur·e·s. Par ailleurs, le processus d’inscription des formations artistiques dans les Hautes Ecoles n’a pas entraîné de changement majeur dans les profils des diplômé·e·s, et les enquêtes faites dans différents pays montrent une tendance importante à une reproduction sociale.

Comment sortir le monde de la culture de la précarité et aller vers les changements auxquels nous aspirons ? Comment promouvoir les échanges interculturels et les circuits courts ? Comment mieux tenir compte d’enjeux sociétaux, comme la crise climatique, les questions de genre, des « minorités visibles » ou encore des LGBTQIA? Ces questions commencent à émerger et cette crise est sans doute aussi l’occasion d’encourager les changements nécessaires. Les solutions ne seront pas les mêmes dans tous les secteurs tant les réalités des conditions de travail, des soutiens financiers, les façons dont la production culturelle est faite, sont différentes. Mais il est urgent de changer.

Quelques pistes pour une reprise porteuse d’espoir :

Écouter les professionnel·le·s

Dans le secteur culturel il est habituel de penser que les politiques culturelles, les politiques publiques, peuvent être pensées sans consulter ceux et celles qui en sont les acteurs·trices. Alors que les professionnel·le·s de la culture sont une ressource inestimable pour imaginer d’autres façon de fonctionner. À de rares occasions des « assises » sont organisées. D’un côté, on ne cesse de vanter la capacité du secteur culturel à se réinventer, sa « résilience », de l’autre, personne ne songe vraiment à le consulter sur les pistes pour réinventer l’avenir de la culture en Suisse. Il est temps que cela change et que les pouvoirs publics considèrent que les professionnel·le·s, et leurs associations quand elles existent, ne peuvent pas être ignorés.

Prendre en compte les enjeux climatiques

La politique culturelle privilégie encore souvent le fait de faire « rayonner » à l’étranger. Aller à la rencontre des « non publics » est aussi important que de faire rayonner le nom d’une ville dans une capitale étrangère. Il ne s’agit pas d’un geste de repli sur soi ou de frilosité. Il s’agit simplement de ne pas avoir comme seul horizon l’ailleurs, comme une espèce de parisianisme désuet. Changer de modèles permettra aussi de prendre mieux en compte les enjeux climatiques afin de développer de nouvelles pratiques pour permettre à la culture de devenir véritablement éco-responsable. Les acteurs·trices culturel·le·s ont développé une charte qui vise à une prise en compte, dès le processus de création et tout au long de la vie d’un projet (jusqu’aux questions de diffusion), du bilan carbone de toutes leurs œuvres et créations artistiques.

Payer le travail effectué

L’offre culturelle abondante et de qualité qui nous est offerte est en grande partie financée par les professionnel·le·s eux-mêmes. En étant forcé·e·s d’accepter, faute de mieux, de travailler une partie importante de leur temps sans être rétribué·e·s, pour avoir ensuite une chance de pouvoir développer des projets financés, ils·elles sont tous·tes en proie à la précarité et peu couvert·e·s en matière d’assurances sociales. Dans un rapport qui date de plus de 10 ans, la Confédération reconnaissait que la couverture sociale des acteurs·trices culturel·le·s était insuffisante et cherchait des pistes du côté des assurances sociales. C’est louable, mais tant que le revenu tiré de l’activité professionnelle restera aussi bas qu’aujourd’hui toutes les tentatives d’amélioration seront vaines. On l’a bien vu avec la situation des indépendant·e·s par rapport aux allocations perte de gain durant cette crise ! Il faut que les subventionneurs soutiennent les revendications des milieux culturels : il faut payer le travail, y compris le travail de recherche et de création, et le faire à des salaires corrects. Aujourd’hui la plupart des professionnel·le·s de la culture font partie des 10% des travailleurs·ses avec les plus bas salaires. Il faut aussi développer les contrats de confiance et les rendre plus pérennes, pour permettre aux artistes de travailler hors du court terme perpétuel.

Soutenir les cultures et pas la culture

Aujourd’hui la façon dont les subventions sont réparties a peu varié alors que les publics et l’offre culturelle ont, eux, énormément changé. Les musiques actuelles sont beaucoup moins soutenues que l’art lyrique, la danse contemporaine que le ballet, les lieux de création que les grandes maisons historiques. Il n’est pas question de jouer la concurrence entre les lieux ou les disciplines, au contraire ! Il faut dire que les nouveaux publics, ou que la culture non institutionnelle, doivent pouvoir bénéficier de soutiens à la hauteur de la culture patrimoniale. Les amateurs·trices de rap ont les mêmes droit que celles et ceux qui aiment La Tosca ! Ce n’est qu’à ces conditions que la volonté affirmée par les autorités de faire de la participation culturelle « un objectif prioritaire de la politique culturelle» pourra être réalisée. Des pistes existent aussi pour permettre à une culture « alternative » d’être soutenue, hors des réseaux traditionnels. Certains gouvernements étudient, par exemple, la possibilité d’offrir des « chèques culture » qui permettent à chaque public de choisir librement comment il souhaite les utiliser.

Les acteurs·trices culturel·le·s sont désireux·ses de participer à l’élaboration du paysage culturel de demain. Ils ont des propositions à faire valoir pour une culture durable, locale, ouverte, inclusive, joyeuse et porteuse d’espoir.

[1] La bohème, Paroles de Jacques PLANTE, Musique de Charles AZNAVOUR

Ce texte a été initialement publié dans le cadre du Manifeste 2020, une initiative de Michel Bühler et Nago Humbert.